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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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mort, ce ne serait pas
décent, et son époux, qui est d'une famille traumatisée
par la défaite, lui en voudrait pendant des semaines.
    Sylvain
et Célestin disent qu'ils comprennent, qu'ils ne sont vexés
en rien. Elle est néanmoins heureuse d'apprendre que Sylvain
était aux approvisionnements de la marine, à Bordeaux,
qu'il n'a jamais vu en face un Allemand que prisonnier de guerre et
ne s'est battu qu'avec sa sueur. Célestin Poux, lui, se tait.
Elle insiste, angoissée, les larmes venant déjà :
“Vous étiez là, vous aussi, le même jour ? ” Il répond d'une voix douce, en la regardant, qu'il y
était, oui, et qu'il se tient pour un bon soldat qui a fait
son possible, mais que de toute la guerre, autant qu'il le sache, il
a tué deux soldats ennemis, l'un à Douaumont, devant
Verdun, en 1916, l'autre dans la débâcle du printemps
18. Mais qu'elle parle, il a peut-être vu son frère.
    Gunther,
si elle a bien compris le feldwebel qui lui a raconté Bingo
après la guerre, a été tué par les
    Français
à la fin du jour, le dimanche, dans une tranchée de
deuxième position où il servait un fusil- mitrailleur.
    Célestin
Poux dit : “ C'est vrai. Deux sont morts, et les autres,
sans munitions, se sont rendus. Le feldwebel, je le revois encore,
c'était un grand gaillard aux cheveux jaunes. Il avait perdu
son casque, les cheveux lui tombaient sur les yeux. Ce sont des
grenadiers, pour faire taire le fusil-mitrailleur, qui ont tué
votre frère, mais personne ne peut plus en vouloir à
personne, dans cette saloperie. ”
    Heidi
Weiss comprend le mot saloperie. Elle bouge la tête pour dire
oui, les lèvres serrées à perdre leur couleur,
les yeux clos. Elle se reprend, elle dit à Mathilde le nom du
feldwebel qui commandait à son frère et qui est venu,
en 1919, lui raconter sa mort : Heinz Gerstacker. Il lui a dit
que les Français avaient jeté cinq des leurs, sans
armes, blessés à une main, dans la neige. Il lui a dit
qu'au début du dimanche, il avait fallu envoyer des estafettes
à l'arrière pour avoir des ordres, parce que le
téléphone avait été détruit
pendant la nuit par un mortier de tranchée. Il lui a dit
d'autres choses qu'elle a oubliées, mais elle se rappelle bien
un détail qui l'a frappée : ramené
prisonnier dans les lignes françaises, Heinz Gerstacker a vu
sur le terrain, dans un trou, un des cinq morts - parce que tous les
cinq étaient morts - qui était resté à
genoux, dans une attitude de prière.
    Mathilde,
glacée, se tourne vers Célestin Poux. Il demande à
Heidi Weiss  : “Votre adjudant,
là, nous l'avons ramené dans nos lignes à quel
moment ? C'était le dimanche dans la nuit ou le lundi matin ? ”
    Elle
répond : “Il nous a toujours parlé du
dimanche et de la nuit. Mais je sais où le trouver, en
Allemagne. Je lui écrirai ou j'irai le voir pour lui apprendre
que je vous ai rencontrés. ”
    Mathilde
dit : “ Il ne vous a pas parlé du plus jeune des
cinq, mon fiancé, celui qui a construit d'une seule main,
entre les deux tranchées, un bonhomme de neige ? Cela,
vous devez bien vous en souvenir ?” Heidi Weiss ferme les
paupières, les lèvres pressées, elle bouge
lentement la tête pour dire oui. Après quelques
secondes, sans regarder Mathilde, les yeux sur un coin de nappe, ou
un verre ou n'importe quoi, elle dit : “C'est un de nos
avions qui a tué votre fiancé, je vous jure que
personne, dans la tranchée des nôtres, ne voulait cela.
Vous devez le savoir, il n'avait plus son bon sens. Et puis, tout à
coup, celui des cinq le mieux caché a jeté une grenade
sur cet avion et l'a abattu, Heinz Gerstacker nous l'a raconté,
et alors les ordres sont arrivés d'évacuer nos
tranchées pour laisser libre l'artillerie. ”
    Personne
ne mange. Heidi Weiss demande un bout de papier, un crayon, pour
noter l'adresse de Mathilde. Elle répète que son époux
va lui en vouloir pendant des semaines. Mathilde touche sa main sur
la table et lui dit : “Allez,
mais insistez auprès de ce feldwebel pour qu'il m'écrive.
” Elle commence à trouver à Heidi Weiss de beaux
yeux tristes. Elle tourne ses roues pour la regarder rejoindre son
mari. L'Autrichienne a le port élancé d'une biche de
ses montagnes, le chapeau cloche des nanas de Montparnasse. Le mari
se lève à nouveau pour saluer sec. Sylvain dit,
reprenant des pommes sautées refroidies  : “C'est quand même une connerie morveuse cette guerre. Un
jour, si ça se trouve, nous

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