Un long dimanche de fiancailles
difficile de comprendre que même
dans la neige, même dans la nuit, même sous les obus,
Benjamin Gordes est forcément revenu voir ce qu'il pouvait
faire encore pour son ami l'Eskimo. ” Et comme le Célestin
n'a pas l'air convaincu, elle ajoute avec l'accent traînant de
monsieur Dondut : “ Ça ! ...
” Ils prennent leur repas de midi au Cabaret Rouge. Ils sont
les seuls clients. Les murs sont tapissés des souvenirs de la
guerre. Dans le bâtiment voisin, où il habite avec son
épouse, le Manchot, cinquante-cinq ans, fort comme un gorille,
habillé de gris transpirant, les moustaches à la
gauloise sur un visage taillé à la serpe, s'est
installé une sorte de musée. L'entrée, ainsi
qu'il est affiché au-dessus du comptoir, en coûte cent
sous pour les intéressés, cinquante pour les enfants et
les vieux, rien pour les braves bonhommes qui ont vécu la
boucherie. Il dit, s'esclaffant, à Célestin Poux : “ C'était donc toi qu'on en parle encore, Rab de Rab, le
soldat Toto, la merveille qui rapportait à manger le gigot des
officiers à son escouade ? Ah,
tope là, mon gars ! Comme je
suis fier que tu sois venu chez moi ! ” Et je t'embrasse sur une joue, et je t'embrasse sur l'autre.
Les hommes qui s'attendrissent, pense Mathilde, sont encore plus
écœurants que les vieilles femmes fardées.
Elle
mange néanmoins de bon appétit. Quelque part, dans sa
petite cervelle amorphe, est né un songe. À la fin de
ce dimanche de neige, dans le noir, Benjamin Cordes et le jeune La
Rochelle, ayant ramené des prisonniers allemands, reviennent
vers leurs lignes. Le caporal dit au Marie-Louise : “Suis-moi. Cela ne fait à peine qu'un demi-kilomètre
de détour dans les boyaux pour que je revoie mon ami et que,
s'il est vivant, je le sauve. ” Et les voilà partis tous
les deux dans les grandes gerbes de feu, les éclatements
d'obus, le vacarme de cette nuit où, peut-être, Manech
agonise encore.
Le
Manchot, Hyacinthe Deprez, lui dit : “ J'ai retrouvé
mes champs et les ruines de ma ferme en avril 17, après que
les Boches, pour raccourcir leur front, s'étaient repliés
quarante ou cinquante kilomètres en arrière, sur leur
position Siegfried. Le pays était traversé par des
Britanniques de partout, même des Indiens des Indes avec leurs
turbans, des Australiens et des Néo-Zélandais, des
Écossais, des Irlandais et des Anglais d'Angleterre. Je n'ai
jamais entendu spiker english de ma vie comme en 17 et 18, et c'est
fatigant, mais ce sont les plus vaillants soldats qu'on puisse voir,
si l'on excepte mon camarade Célestin Poux et le général
Fayolle. Parce que j'ai lu beaucoup de livres qui racontent la guerre
et ma religion est faite, si quelqu'un a été près
de percer, c'est bien Fayolle sur la Somme, pendant l'été
et l'automne 1916.”
Célestin
Poux se déclare tout à fait d'accord. Émile
Fayolle, de loin, est son général préféré.
Il l'a vu de ses propres yeux. Une fois, à Cléry, pas
loin d'ici, Fayolle lui a parlé. Il lui a dit quelques mots
inoubliables dont il ne se souvient pas. Oui, c'était un homme
de cœur. Là-dessus, on passe en revue les généraux.
Mangin était un sauvage. Pétain est le vainqueur de
Verdun mais il était dur, imbu de sa personne. Le Manchot
ajoute : “Sûrement hypocrite.” Foch était
dur aussi. Joffre vieillissait. Nivelle s'est perdu pour toujours au
Chemin des Dames. Sylvain, qui boit son vin comme les autres,
intervient pour dire que lui aussi, il a lu des livres, qu'il ne faut
pas jeter la pierre à Nivelle, il a manqué de chance,
il est passé tout près de la victoire. Après,
tout de suite après, parce qu'il vaut mieux que ça, il
ajoute : “Je m'en fous, de la victoire. Tous, tant qu'ils
sont, ils ont fait massacrer trop de gens. ” À quoi le Manchot répond que c'est bien vrai. Célestin
Poux, qui veut toujours avoir le dernier mot, conclut : “ N'empêche que c'était Fayolle, le moins mauvais.
Encore heureux que tous ces politicards lui aient donné son
bâton. ”
Avant
cette orgie de futilités, Mathilde apprend néanmoins
des choses intéressantes. Le restant du mur de briques,
effondré devant Bingo, était l'emplacement d'une petite
chapelle, depuis des lustres abandonnée, qui servait à
Hyacinthe Deprez de débarras pour ses outils. Au-dessous était
une petite cave basse. Lui-même n'était pas rentré
au pays, quand on a trouvé dans son champ les corps des cinq
soldats français enterrés là par
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