Un Monde Sans Fin
des précédents, nous ne pouvons
nous permettre aucune erreur.
— Si je peux faire une suggestion...
— Naturellement.
— Vous pourriez annoncer ce nouveau régime en chaire,
un dimanche matin. Cela soulignerait que telle est la volonté du Seigneur.
— Excellente idée, dit Godwyn. Je n’y manquerai
pas. »
33.
« J’ai une solution », déclara Caris à son père.
Il se laissa retomber sur le dossier de sa cathèdre, avec ce
léger sourire aux lèvres qu’elle lui connaissait bien et qui signifiait qu’il
n’était pas convaincu mais l’écouterait quand même. « Continue »,
dit-il.
Comment lui présenter au mieux son idée ? Elle était
excellente, sans aucun doute. Elle sauverait son père de la faillite et
permettrait à Merthin de bâtir son pont. « Voilà, se lança-t-elle. Et si
nous faisions teindre et tisser notre surplus de laine et que nous le
vendions ? » Elle retint son souffle, attendant sa réaction.
« C’est une solution à laquelle recourent souvent les
lainiers en période difficile. Explique-moi pourquoi tu penses que ça
marcherait maintenant. Combien cela nous coûterait-il ?
— Pour nettoyer la laine, la filer et la tisser, quatre
shillings le sac.
— Et combien cela nous donnerait de tissu ?
— Trente-cinq aunes environ. Pour un sac de laine
vierge de qualité inférieure acheté trente-six shillings et tissé pour quatre
shillings de plus, le coût total serait de quarante shillings.
— Et tu vendrais le tissu obtenu à quel prix ?
— La bure écrue se vend un shilling le yard. En vendant
le tout au prix de quarante-huit shillings, on gagnerait huit shillings sur le
prix d’achat.
— Ce n’est pas beaucoup, compte tenu du travail.
— J’ai une autre idée, meilleure.
— Je t’écoute.
— Les tisserands vendent la bure écrue car ils sont
pressés de gagner de l’argent. Si nous dépensons encore vingt shillings pour
fouler la laine, l’épaissir, la teindre et accomplir tous les travaux de
finition, nous pouvons la vendre le double, soit deux shillings le yard.
Quatre-vingt-seize shillings le sac. Trente-six shillings de plus que le prix
auquel vous avez acheté le sac de laine ! »
Edmond n’avait pas l’air convaincu. « Si c’est aussi
facile, pourquoi tout le monde ne le fait-il pas ?
— Parce que les gens ne disposent pas des fonds à
engager au départ.
— Moi non plus !
— Tu as les trois livres de Guillaume de Londres.
— Pour me retrouver sans un sou l’année prochaine quand
je devrai acheter ma laine ?
— Au prix où les producteurs la vendent, vous feriez
aussi bien de fermer boutique. »
Il rit. « Par les saints, tu as raison. Très bien, fais
un essai avec de la laine vierge de qualité inférieure. J’ai cinq sacs de laine
du Devon. Les Italiens n’en veulent jamais. Je t’en donne un. Vois ce que tu
peux en faire. »
*
Deux semaines plus tard, Caris tomba sur Marc le Tisserand
en train de démanteler son moulin à bras. La vue de ce pauvre homme démolissant
une précieuse machine la bouleversa tant qu’elle en oublia un instant ses
propres ennuis.
Un moulin à bras se composait de deux meules en pierre dont
une face seulement était polie. La plus petite reposait sur la plus grande,
bien ajustée dans un creux dentelé, les faces rugueuses placées l’une contre
l’autre. Sur le côté, une poignée en bois permettait de faire tourner la pierre
du dessus sur celle du dessous qui demeurait immobile. Placés entre les deux
meules, les épis se transformaient rapidement en farine.
La plupart des habitants de Kingsbridge possédaient un
moulin à bras. Seuls les indigents et les nantis n’en avaient pas, les premiers
parce qu’ils n’en avaient pas les moyens, les seconds parce qu’ils achetaient
leur farine déjà moulue. Pour les familles comme celle du tisserand, où chaque
sou gagné servait à nourrir les enfants, posséder un moulin à bras était une
source d’économie appréciable, une aubaine.
Marc avait sorti le sien devant sa porte, par terre. Armé
d’un marteau à long manche emprunté à quelque forgeron, il s’apprêtait à le
détruire sous les yeux de ses enfants – deux petites filles maigrichonnes
vêtues de loques et un bambin qui allait tout nu. Il souleva le marteau
au-dessus de sa tête. Le spectacle de ce géant au poitrail de cheval balançant
son outil méritait d’être vu. La pierre se fendit comme une coquille d’œuf
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