Un Monde Sans Fin
« Qu’est-ce qui te fait dire que la guerre se prépare ?
— Philippe, le roi de France, a confisqué la Gascogne.
— Ah ça ! Mais nous ne l’accepterons pas ! »
Les rois anglais régnaient depuis plusieurs générations sur
cette province occidentale de la France. Ils avaient accordé moult privilèges
commerciaux aux négociants de Bordeaux et de Bayonne et ceux-ci commerçaient
davantage avec Londres qu’avec Paris. Mais des troubles latents persistaient
toujours.
Ralph dit : « Le roi Édouard veut constituer une
alliance. Il a déjà envoyé des émissaires en Flandres.
— Les alliés réclameront de l’argent.
— C’est la raison pour laquelle le comte Roland est
venu à Kingsbridge. Le roi cherche à obtenir un prêt des lainiers.
— De quel montant ?
— On parle de deux cent mille livres levées dans tout
le pays, en avance sur les taxes à percevoir du commerce de la laine.
— Le roi devrait veiller à ne pas tuer les lainiers à
coups de taxes et d’impôts », déclara la mère sur un ton morne.
À quoi le père répliqua : « Les marchands croulent
sous l’argent. Il n’y a qu’à voir leurs atours. »
De l’amertume perçait dans sa voix. Ralph remarqua alors
combien sa chemise en lin et ses souliers étaient usés. « De toute façon,
dit-il, les marchands ont besoin du soutien des seigneurs. Les navires français
entravent le commerce. » L’année passée, la marine française avait pillé
plusieurs villes de la côte sud de l’Angleterre, mettant les ports à sac et
brûlant les navires à quai.
« Les Français nous attaquent, nous les attaquons à
notre tour. À quoi rime cette escalade ? insista la mère.
— Les femmes ne peuvent pas comprendre, assena le père.
— C’est pourtant la vérité ! » riposta-t-elle
sèchement. Ralph préféra changer de sujet. « Comment va Merthin ?
— C’est un bon artisan », laissa tomber sieur
Gérald sur le ton qu’aurait pris un maquignon pour affirmer qu’en raison de
leur petite taille, les poneys étaient les montures les mieux adaptées aux
femmes. Du moins fut-ce ainsi que Ralph interpréta sa pensée.
La mère intervint : « Il est amoureux de la fille
d’Edmond le Lainier.
— Caris ? dit Ralph avec un sourire. Il l’aimait
déjà quand nous jouions ensemble étant petits. Elle était un peu autoritaire,
mais cela ne le gênait pas. Va-t-il l’épouser ?
— Ça ne m’étonnerait pas. Mais il doit d’abord finir
son apprentissage.
— Il aura fort à faire, dit Ralph en se levant. Où
est-il en ce moment ?
— Il travaille au portail de la façade nord de la
cathédrale, répondit le père. Mais il est possible qu’il soit en train de
déjeuner.
— Je vais le rejoindre. » Ralph embrassa ses
parents et sortit.
Revenu au prieuré, il se promena sur le champ de foire. La
pluie s’était arrêtée. Un soleil intermittent étincelait dans les flaques et
des tourbillons de vapeur s’élevaient des toiles de tentes détrempées. À la vue
d’un profil, son cœur s’emballa. Oui, ce nez, cette mâchoire décidée
appartenaient bien à dame Philippa. Debout devant un étal, elle examinait des
coupons de soie d’Italie et le vent drapait lascivement sa légère robe d’été
autour de ses hanches rondes. Elle devait être plus âgée que lui, avoir dans
les vingt-cinq ans, se dit-il tout en l’admirant de loin. Il s’avança vers elle
et s’inclina en un salut inutilement compliqué dans ces circonstances.
Elle releva les yeux et lui fit un léger signe de tête.
« De bien belles étoffes, dit-il, dans l’espoir qu’elle
poursuivrait la conversation.
— Oui. »
À cet instant, une silhouette fluette surmontée d’une folle
toison couleur carotte s’approcha d’eux. Enchanté de retrouver son frère, Ralph
le présenta à dame Philippa. « Permettez que je vous présente mon frère
aîné qui est si intelligent.
— Prenez donc le vert pâle, il va parfaitement avec vos
yeux ! » décréta Merthin.
Ralph fit la grimace, gêné de la familiarité avec laquelle
son frère s’adressait à une gente dame.
Dame Philippa ne semblait pas s’en être offusquée.
« Quand je recherche l’avis d’une personne du sexe masculin, je me tourne
vers mon fils, déclara-t-elle, et un sourire presque charmeur vint adoucir son
ton à peine réprobateur.
— Tu t’adresses à dame Philippa, imbécile ! Je
vous prie de recevoir mes excuses pour
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