Un Monde Sans Fin
nourrissants, la chambre à coucher la plus chaude, les
habits neufs. De nous deux, c’était moi, toujours moi qui portais les vieux
vêtements de mon frère !
— Tu me l’as rappelé assez souvent ! »
Caris avait attendu patiemment que leur torrent de paroles
s’épuise de lui-même. Voyant dans cette réplique l’occasion d’y mettre fin,
elle intervint : « Il y a forcément une solution. »
Étonnés de cette interruption, les deux hommes firent
converger leur regard sur elle. « Ne pourrait-on pas faire en sorte que
les habitants de la ville construisent eux-mêmes le pont ?
— Ne sois pas ridicule, laissa tomber Anthony. La ville
appartient au prieuré. Est-ce qu’une servante achète des meubles de son
maître ?
— Mais si l’on vous en demandait l’autorisation, vous
n’auriez aucune raison de refuser, n’est-ce pas ? »
Anthony ne le nia pas, ce qui était déjà un encouragement.
Edmond, en revanche, secoua la tête : « Je doute parvenir à
convaincre qui que ce soit de payer la construction d’un nouveau pont, quand
bien même c’est dans le plus grand intérêt de tous à long terme. Les gens
n’aiment guère penser en termes d’avenir quand on leur demande de se séparer de
leurs sous.
— Ah ! s’esclaffa Anthony. Et tu voudrais que je
sois différent ?
— N’es-tu pas habitué à penser en termes de vie
éternelle ?
Je le croyais, pourtant ! riposta Edmond. Cela ne
devrait pas t’être très difficile de penser un peu plus loin que la semaine
prochaine. D’autant que tu pourras augmenter le prix de ton péage, toucher bien
plus qu’un malheureux penny de chacun de ceux qui traverseront le pont. Non
seulement tu récupéreras tes sous, mais tu en gagneras bien plus !
— Oncle Anthony est un chef spirituel, intervint Caris.
Les profits ne l’intéressent pas.
— Ça ne l’empêche pas de posséder la ville et d’être le
seul à décider s’il faut ou non construire un pont ! » répliqua le
père. Puis, comprenant que sa fille ne l’aurait pas interrompu sans une raison
valable, il la regarda d’un air interrogateur. « Explique-toi ! Que
veux-tu dire ?
— Et si les habitants de la ville construisaient le
pont à leurs frais et qu’ils étaient remboursés sur les gains du
péage ? »
Edmond ouvrit la bouche pour formuler une objection. N’en
trouvant pas, il la referma.
Caris regarda Anthony.
« Je ne peux pas renoncer à ce péage qui a été pendant
longtemps, et depuis son origine, l’unique source de revenus du prieuré.
— Mais pensez à tout ce que vous gagneriez si la foire
et le marché hebdomadaire retrouvaient leur importance d’antan.
Outre le péage, il y aurait la patente sur les étals,
l’impôt sur les transactions et les offrandes à la cathédrale !
— Sans compter ce que rapporteraient tes propres
productions, ajouta Edmond, la laine, le grain, le cuir, les livres, les
statues des saints...
— Mais c’est un complot ! » s’exclama Anthony
en pointant un doigt accusateur sur son frère aîné. « Tu as soufflé à ta
fille et à ce garçon ce qu’ils devraient me dire. Des idées pareilles ne leur
seraient jamais venues toutes seules, surtout à Caris, qui est une fille. Ce
discours est signé de toi. C’est un complot qui vise à me dépouiller de mes
péages. Eh bien, c’est raté, Dieu soit loué ! Je ne suis pas si bête ! »
Tournant les talons, il s’éloigna en faisant gicler la boue sous ses pas.
« Je ne sais pas comment mon père a pu engendrer un
fils aussi dénué de bon sens ! » s’écria Edmond, et il partit à son
tour de son pas pesant.
Caris regarda Merthin. « Qu’est-ce que tu penses de
tout cela ? dit-elle.
— Je ne sais pas. » Il baissa les yeux, évitant
son regard. « Mieux vaut que je me remette à mon travail. » Il partit
sans même l’embrasser.
« Ça alors ! s’exclama Caris. Quelle mouche l’a
donc piqué ! »
8.
Le comte de Shiring vint à Kingsbridge le mardi de la
semaine de la foire à la laine, accompagné d’une partie de sa famille, dont ses
deux fils, et d’une petite suite de chevaliers et d’écuyers. Le pont avait été
dégagé par ses gardes envoyés en éclaireurs et, une heure avant son arrivée,
plus personne n’avait été autorisé à le traverser. Le suzerain n’aurait pas à
souffrir l’indignité d’attendre à côté des gens du peuple. Ses hommes, portant
ses couleurs rouge et noir,
Weitere Kostenlose Bücher