Un paradis perdu
ensemble, du moins sous le même toit, en attendant d'avoir le leur.
Pour construire Malcolm House, l'ingénieur avait fait tailler des centaines de blocs de calcaire corallien qui, mis en place, constituaient le soubassement de la maison, telle que l'avait prévue Murray. Les murs seraient constitués de briques fumées, d'un ocre lumineux, commandées en Georgie, ancien État sudiste, où les esclaves avaient acquis une parfaite maîtrise de la fabrication des briques, matériau souvent utilisé pour la construction des manoirs de plantation.
Lord Simon, qui n'entendait pas lésiner sur la dépense, avait autorisé Charles à faire abattre autant de pins que nécessaire pour l'établissement de la galerie de sa maison. La fabrication des planchers, escaliers, colonnettes et balustres avait été confiée à Thomas O'Graney et à ses charpentiers irlandais.
Tandis que Charles surveillait le chantier, Ottilia choisissait, à Exile House, le mobilier qu'elle entendait conserver. Aidée d'Anacona, dite Fleur-d'Or, la petite orpheline ramenée de Cuba, jolie fillette d'une douzaine d'années, la nouvelle épouse Desteyrac faisait aussi extraire, des combles de Cornfield Manor, des commodes, des armoires et des tables, meubles anciens, souvent de style Adam ou Chippendale, que les ébénistes de marine furent chargés de restaurer. D'autres objets et tableaux viendraient d'Exile House et aussi, de Valmy, des souvenirs auxquels Charles semblait tenir.
Quand vint le moment de prévoir un cabinet de travail pour l'ingénieur, celui-ci surprit sa femme en proposant de faire reproduire à l'identique, dans le parc de leur résidence, le bungalow de brique construit par Murray derrière Exile House pour abriter son étude d'architecte.
– Le décor raffiné du lieu conçu par Malcolm mérite d'être conservé, ainsi que le mobilier, sa belle table à la Tronchin, les tableaux et la bibliothèque composée de plusieurs centaines d'ouvrages, la plupart consacrés à l'architecture, à la sculpture et à la peinture. Dans mon cabinet de travail, je donnerai à tout cela la même disposition que dans celui de Malcolm, expliqua-t-il.
– Je pense qu'il serait heureux de savoir que vous tirez des plans sur sa planche à dessin, approuva Ottilia.
– Je me vois déjà, travaillant sous le regard de son aïeul à barbe rousse, ce Balthazar James Murray, laird de Barington et de Mangreat, sous Henri VIII, dont Malcolm m'a raconté la destinée, dit Charles, enthousiaste.
– Comme la plupart des Murray d'autrefois, grands buveurs et trousseurs de bergères, ce Balthazar était un fou. Malcolm a dû vous dire que cet homme, à la fin de sa vie, se prenait pour un oiseau et vivait dans une volière, rappela Ottilia en riant.
– Je sais tout des Murray d'Écosse. Quelle lignée ! Mais le portrait de Balthazar, peint par un élève de Holbein, est superbe, n'est-ce pas ?
– Je vous le concède et suis heureuse que vous le conserviez. Mais, comptez-vous aussi déménager ou tenir en l'état le sous-sol du bungalow ? Et garder son contenu ? Vous savez, bien sûr, qu'il contient un étrange cabinet de curiosités. Avant de mourir, Malcolm m'a dit que vous étiez seul à posséder la clef de cet antre sulfureux, dit Ottilia.
– C'est exact. Et je suis assez perplexe quant à la destination qu'il nous faudra donner aux pièces de cet étrange musée. Mais j'ignorais que vous connaissiez l'existence de ce cabinet souterrain, dit Charles.
– Malcolm ne me cachait rien, vous ne l'ignorez pas. Il me savait d'une grande indulgence pour ses choix pervers et ses mœurs dépravées. Cependant, quand, après m'avoir montré sa hideuse collection de moulages des seins de ses conquêtes, il me proposa d'y ajouter celui de mon buste, je l'ai giflé.
– Il l'avait certes mérité. Encore qu'on ne savait jamais, avec lui, s'il ne s'agissait pas seulement de provoquer l'autre, atténua Charles.
– Le lendemain de la gifle, il m'offrit le plus précieux des bijoux hérités de sa grand-tante, une tiare en diamants que je n'ai coiffée qu'une fois pour une réception au palais Saint James. Malcolm était ainsi, Charles, provocateur certes, et presque aussi fou que ce Balthazar, qui se prenait pour un gerfaut, mais aussi capable d'une élégante générosité. Je l'aimais comme un frère, vous l'aimiez aussi et lui aussi vous aimait, acheva Ottilia.
– Par respect
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