Un paradis perdu
montures, les deux hommes prirent, en sortant du parc, la route de l'est. La tempête avait été brève mais violente. Des feuilles hachées, arrachées aux arbres, jonchaient les chemins. Si les palmiers royaux, au tronc flexible, avaient résisté, les pins australiens et les cajeputs, variété d'eucalyptus bahamien, avaient perdu des branches et plusieurs bananiers gisaient, déracinés. Lord Simon, plein de sollicitude virile, s'arrêta pour réconforter les fermiers qui réparaient les toitures de palmes, ravagées par le vent. On pataugeait dans les cours de fermes, transformées en bourbier, et, dans les prairies, les vaches, penaudes, attendaient que le soleil assécheât l'herbe.
Après avoir constaté les dommages subis par les installations du port oriental, les cavaliers, botte à botte, regagnèrent Cornfield Manor en devisant.
Pacal accompagnait souvent son grand-père dans ses sorties du petit matin, sachant qu'au retour il partagerait le copieux breakfast servi par Pibia. Ce jour-là, l'adolescent étant à Buena Vista chez lady Lamia, sa marraine, lord Simon convia Charles à ce premier repas.
Ils s'installèrent devant un guéridon, pour ce rite respecté par tous les Anglais, sous toutes les latitudes de l'Empire. Sur une nappe blanche légèrement amidonnée – lord Simon exigeait que les plis du repassage restent apparents – était disposé le service en porcelaine de Minton offert à la grand-mère de Simon par le roi George II. Sous le dôme d'argent d'un couvre-plat frappé du blason des Cornfield, comme théière, pot à lait, confituriers et couverts, des œufs brouillés tiédissaient.
– Seule Agatha, l'épouse de Pibia, sait préparer ce mets. Je crois qu'elle y ajoute, en cours de cuisson, tout en remuant sans faiblir les œufs, une cuillerée de crème. Mais vous ne le lui ferez pas dire, c'est son secret, expliqua lord Simon en moulinant sur son assiette du poivre blanc.
Desteyrac attendit que le plat eût été dégusté en silence pour en venir à la question qui l'avait conduit à Cornfield Manor.
– Peut-être est-il trop tôt dans la matinée, peut-être aurais-je dû me présenter en habit avec des gants beurre frais pour vous demander la main de lady Ottilia, dit-il.
Lord Simon, occupé à beurrer un toast avec application, reposa pain et couteau et saisit, par-dessus les couverts, la main de Charles, qu'il serra fortement.
– Allons, allons, mon ami. Pas de protocole entre nous. Je suis certain que si Rosebud a une chance de trouver un bonheur à sa mesure, c'est avec vous. Vous êtes le fils que je n'ai pas eu et je partirai tranquille sachant ma fille, mon petit-fils et Soledad, en de bonnes mains, dit Simon, plus ému qu'il ne voulait paraître.
– Nous voudrions nous marier avant No'l.
– Eh bien, nous allons organiser ça. Nous ferons publier les bans à Nassau, à Londres et à Paris. Russell et Taval vous béniront, Maoti-Mata vous offrira un javelot pour défendre votre épouse, Otti recevra une calebasse pour préparer vos repas, tel est le rite des Arawak. Nous tuerons le veau gras, comme il est dit pour l'enfant prodigue dans l'Évangile de saint Luc, et tout le monde sera content, moi le premier, conclut lord Simon, avec un rire bref qui vira en sourire mélancolique.
– Avec vous, je n'aurai eu qu'un seul gendre pour mes deux filles. Je sais tout le bonheur que vous a donné notre chère Ounca Lou. Années inoubliables, sans doute. Avec Rosebud, vous le savez, les choses seront différentes. Et c'est bien ainsi, n'est-ce pas ?
– Ce sera différent et c'est bien ainsi, concéda Charles.
Un jour de décembre, la procédure détaillée ce matin-là par lord Simon se déroula comme annoncée. Sans cérémonie – une veuve épousait un veuf – le père Taval, descendu de son ermitage, bénit les époux, après que le pasteur Russell eut célébré leur union suivant le rite anglican.
Au soir du mariage, un grand dîner réunit tous les intimes, à Cornfield Manor. Personne, sauf Dorothy Weston Clarke, ne s'étonna de la présence du fils de Charles.
À quinze ans, Pacal en paraissait dix-huit. Teint mat, yeux en amande et cheveux de jais, lisses et lustrés, révélaient une petite dose de sang des Arawak, léguée par sa mère. Il inaugurait pour la circonstance un spencer bleu de nuit, qui mettait en valeur l'étroitesse de ses hanches et sa carrure athlétique. Sa
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