Un paradis perdu
témoin.
Charles Desteyrac et Ottilia ne cachèrent pas leur stupéfaction devant l'audace et la désinvolture de Fouquet.
– Ce mariage me rappelle nos canulards d'étudiants. Mais des femmes sont en cause, observa Charles.
– Le mariage est une chose sérieuse et, pour le prouver, j'ai dit au pasteur que j'ai les moyens d'entretenir mon ménage et que ses filles allaient vendre la boutique qui leur avait valu une réputation de légèreté tout à fait injustifiée. Cette décision l'a ému au-delà du possible. J'ai cru qu'il allait m'embrasser, dit Albert.
– C'est bien trouvé, reconnut Ottilia.
– En vérité, elles vont mettre leur affaire en gérance. Il serait stupide de se priver de revenus dont vous n'avez pas idée. Les sœurs Russell ne s'occuperont que du choix et des commandes de lingerie, compléta Fouquet.
– Mis à part les touristes, j'imagine leur clientèle assez réduite, observa Otti.
– Pas réduite, mais soucieuse de discrétion, ma chère. Les dames de la bonne société de Nassau ne viennent pas au magasin mais, assurées de la discrétion des sœurs, elle se font présenter, non pas chez elles, mais dans des lieux sûrs, les dessous les plus polissons.
Un mois plus tard, le mariage d'Albert et Emphie se réduisit à une brève cérémonie au temple et à un dîner à Malcolm House. Au cours du repas, les jumelles, qui, pour une fois, portaient des toilettes différentes, afin que la mariée se distinguât de sa sœur, se montrèrent parfaitement à l'aise dans leur rôle d'épouse et de belle-sœur.
– Quelle tristesse que ma pauvre Margaret, tellement mortifiée par l'impudicité du commerce de nos filles, ne soit pas avec moi pour les retrouver, telles que nous les aimions, soupira le pasteur Russell.
– À les voir si semblablement heureuses, si gaies, si confiantes, on pourrait se demander laquelle est l'épouse d'Albert Fouquet, observa naïvement Lewis Colson, second témoin du marié.
– Lui-même, le sait-il ? lâcha Uncle Dave, sibyllin.
Par respect des convenances et pour accréditer la conformité de son mariage, Albert Fouquet dut passer sa nuit de noces à Malcolm House, avec sa seule épouse, Madge étant hébergée par son père.
Le lendemain matin, le trio embarqua sur le Centaur , commandé par Philip Rodney. Chaque semaine, un voilier de la flotte Cornfield portait à Nassau les éponges, l'écaille de tortue de Soledad, des fruits et primeurs, chargés au cours d'une courte escale à Eleuthera.
Au moment de la séparation, sur le quai du port occidental, Albert Fouquet eut un aparté avec Charles.
– Je dois faire un voyage à Paris, pour rendre compte à M. de Lesseps de certaines complications diplomatiques et financières liées aux travaux du canal de Panama. J'emmène mes deux femmes. Ce sera leur voyage de noces, ajouta Albert, toujours folâtre, avant de gravir l'échelle de coupée.
– Ça, c'est F'ançais qui sait fai'e les femmes heu'euses, Mossu l'Ingénieu'. Suis sû' que la pas ma'iée se'a pas jalouse, commenta Timbo.
Le navire s'étant éloigné du quai, Charles Desteyrac prit place dans son landau.
– Tu as l'esprit fin, Timbo, concéda-t-il en riant.
Le 4 novembre, Grover Stephen Cleveland fut élu vingt-deuxième président des États-Unis. C'était le premier démocrate qui, depuis la fin de la guerre de Sécession, accédait à la Maison-Blanche 2 . Certains Sudistes qui, pour manifester leur opposition aux républicains, portaient la barbe depuis cette époque, se rasèrent en signe d'allégresse ! Les Bahamiens, eux, se plurent à imaginer que l'avènement d'un démocrate aurait une heureuse influence sur les relations commerciales de l'Union avec l'archipel. Pendant la campagne électorale, Cleveland n'avait-il pas promis une réduction des taxes de douane, exagérément augmentés en 1883 par les protectionnistes républicains ?
Les exploitants, à demi ruinés, des salines des Inagua Islands reprirent espoir. Certains se souvinrent de la disparition, dans le naufrage du Missouri, en 1872, des frères du nouveau président. Ils adressèrent des messages de félicitations et de tardives condoléances à l'élu.
À l'entrée de l'hiver, tout le Cornfieldshire l'admit : lord Pacal s'affirmait comme le digne successeur de son grand-père.
Avant de s'installer à Cornfield Manor, le nouveau maître de l'île
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