Un paradis perdu
décida une restauration de la vieille demeure. Si lord Simon s'était montré attentif à l'entretien du gros œuvre, à l'étanchéité des toits et des murs, il avait remis, d'année en année, toute réfection intérieure de nature à désorganiser un temps la vie domestique et perturber ses habitudes. Les palmes et culots des papiers peints de Jean Zuber, importés de France en 1832, avaient disparu sous un voile blafard et l'on nommait complaisamment patine le brunissage crasseux des boiseries de chêne blond. Si l'encaustique conservait aux parquets disjoints belle apparence, elle ne pouvait en aplanir les ondulations ni taire les gémissements.
Pacal convoqua Tom O'Graney et le chargea de la direction des travaux. Les pièces furent vidées de leurs meubles pour un nettoyage en profondeur, les plafonds blanchis, les boiseries décapées, les chambranles repeints, les escaliers de chêne poncés et vernis. Les pendeloques de cristal des lustres scintillèrent à nouveau, les appliques de bronze et les lampes à pétrole furent pourvues d'abat-jour et de verres neufs. Quand les papiers peints américains, reproduisant une étoffe de soie bleu jaspé de gris, furent posés, le décor du vieux manoir retrouva l'aspect cossu des origines, dans une clarté nouvelle. Ottilia, fut la première à féliciter son beau-fils, quand il lui demanda de présider à son côté la célébration du Nouvel An.
Au cours des deux dernières années, la mort avait frappé Soledad. Après la disparition de lady Lamia et de Sima en 83, celle de lord Simon et de Margaret Russell en 84, les familiers de Cornfield Manor ne pouvaient goûter pleinement au plaisir des fêtes, bien que 1885 inaugurât le règne de la jeunesse avec l'accession de lord Pacal Desteyrac-Cornfield.
En accueillant les Desteyrac le 31 décembre, Pacal s'adressa à sa belle-mère, qu'il nomma désormais lady Ottilia, renonçant enfin au Tatoti de son enfance.
– Vous êtes ici chez vous. Car je ne me considère, malgré le titre et les propriétés que j'ai hérités de mon grand-père, qu'administrateur d'un domaine dont vous serez toujours la châtelaine, dit-il.
– J'accepte ce rôle, cher Pacal, jusqu'au jour où vous nous présenterez une épouse, répondit-elle.
En habit, un gardénia bleu à la boutonnière, lord Pacal, flanqué d'Ottilia, en fourreau mauve, ses cheveux gris coiffés en chignon, reçut les familiers. Le dîner intime, dans la salle à manger rénovée, réunit ceux que lord Simon conviaient chaque année. Les Maitland, les Weston Clarke, Uncle Dave, Lewis Colson, le pasteur Russell accompagné de sa fille Violet, Palako-Mata, cacique des Arawak. Le père Taval, à demi impotent, s'était fait excuser.
Lors de la réception d'après dîner, élargie au deuxième cercle, on vit arriver les nouveaux officiers de la flotte Cornfield, le lieutenant Andrew Cunnings, les enseignes Joseph Balmer, écrivain de marine, Gilbert Artwood, chef mécanicien du Phoenix II et, pour la première fois, le lieutenant Tom O'Graney, fort embarrassé de se trouver en si belle compagnie. Pacal avait voulu que l'on dansât, cette nuit-là, au son de l'orchestre des marins, comme au temps de lord Simon. Devinant que les messieurs manqueraient de cavalières, Ottilia avait recruté Rosabel et Carly, petites-filles du regretté Sima, Seraphita et Sylvana, filles de Ma Mae.
– Ça se démocratise, chuchota Dorothy Weston Clarke à l'adresse de son mari.
Lord Pacal ouvrit le bal avec sa belle-mère, avant de danser quelques valses et scottishes avec les dames mais, dès les vœux échangés, au dernier coup de minuit, il fit taire l'orchestre, mettant ainsi fin aux réjouissances. Avant de se retirer, il invita ceux et celles prêts à prolonger la fête à se rendre au Loyalists Club, où l'orchestre de la marine allait se transporter.
– En dépit du deuil, notre jeune lord a voulu maintenir la tradition et ce fut une bonne chose. Nos défunts ne peuvent s'en offusquer, dit le pasteur Russell.
– Depuis qu'il est lord confirmé, il a vraiment l'air d'un seigneur, remarqua Myra Maitland.
– Je revois en lui mon ami Simon, jeune. Même prestance, même aisance, même réserve, aussi. Et quelle séduction héritée de sa mère ! Il porte admirablement son soupçon de sang arawak et… l'habit ! observa Uncle Dave.
– Lui manque le très noble ordre de la Jarretière ! persifla Dorothy
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