Un paradis perdu
joignait aux papiers envoyés de Londres ses « compliments les plus sincères au successeur d'un aristocrate et à une famille liée à l'histoire de la colonie ».
Le fils de Charles Desteyrac devint ainsi, sans cérémonie, lord Pacal Alexandre Simon Desteyrac-Cornfield.
La charte octroyée en 1647 – par le roi Charles II, à James Edward Cornfield – étant une nouvelle fois confirmée, le nouveau lord jouissait « en toute indépendance de la pleine propriété de l'île de Soledad, située dans l'archipel des Bahamas, West Indies, à charge pour lui de faire honorer en toutes circonstances Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria, impératrice des Indes ; de faire respecter l'Église anglicane et ses ministres ; d'appliquer par droits de police et justice les lois britanniques et, en matière commerciale, les décisions du Colonial Office ».
Parmi les nombreux messages de condoléances et de sympathie, arrivés depuis juin, figuraient ceux de la reine, du Premier ministre, du lord de l'Amirauté et de plusieurs personnalités qui se réclamaient de l'amitié du défunt. Lord James Kelscott, fort affligé, disait trouver consolation dans la distinction et les qualités de l'héritier que lord Simon s'était choisi.
Plus personnelles furent les lettres adressées à Pacal par Anacona, en religion sœur Marie de la Fidélité, par Ann Kelscott et par Liz Ferguson, de loin la plus sensible. Lizzie concluait sa missive par une question, qui en masquait bien d'autres : « Un lord peut-il prendre son bain avec une roturière ? »
Cela fit sourire Pacal. Il répondit aussitôt qu'il était déjà inscrit, avec le lieutenant Cunnings, pour les matches de polo prévus en février 1885. Revoir Liz et lui avouer les raisons de sa dérobade, lors de leur baignade à Hog Island, le délivreraient peut-être d'un souvenir paralysant.
Dès son arrivée à Soledad, après un bref séjour à Nassau, Albert Fouquet confirma à Charles son intention d'épouser Emphie Russell et de vivre avec les jumelles.
– Deux femmes pour le prix d'une, c'est une affaire, non ?
– Et, comment as-tu choisi la légitime ? Par tirage au sort, j'imagine !
– L'ordre alphabétique désignait Emphie, mon vieux. Nous avons appris, autrefois, à ne jamais transgresser l'ordre alphabétique, s'esclaffa l'ingénieur.
– Veille tout de même à ne pas provoquer de scandale. Ces demoiselles ne sont plus de la première jeunesse, certes, mais tu es ici en terre protestante, avertit Charles.
– Compte sur moi. Gendre de pasteur, je serai le mécréant le plus anglican possible. D'ailleurs, je vais de ce pas rendre visite à Michael Russell. Emphie lui a écrit pour annoncer notre mariage.
Dès le lendemain soir, au dîner, les Desteyrac, chez qui logeait Fouquet pendant son séjour, eurent un compte rendu de l'entrevue.
Veuf, le pasteur Russell trouvait consolation dans sa foi religieuse et son activité de ministre. Il avait reçu le fiancé de sa fille avec gravité, mais aussi avec toute la chaleur dont cet austère clergyman était capable.
– Il s'est dit enchanté de voir Emphie entrer enfin, à trente-deux ans, dans « une vie régulière ». Ce sont ses mots, s'esclaffa Albert.
– Si le pauvre homme avait vent de votre institution polygamique, il en mourrait de honte, observa Ottilia.
– Il m'a grandement facilité les choses en me faisant part de sa crainte de voir une telle union séparer des jumelles qui ne se sont jamais quittées. Je l'ai aussitôt rassuré, en lui disant que j'avais envisagé cet aspect de la situation, que Madge habiterait avec nous et qu'ainsi les sœurs resteraient ensemble.
– Et cela t'a donné bonne conscience ? demanda Charles.
– Tout à fait, car Michael Russell s'est montré satisfait de cette cohabitation. Il m'a dit : « Séparer des jumelles peut causer chez elles des troubles psychologiques graves. Les médecins l'ont constaté. Je vous suis reconnaissant de ne pas éloigner Madge de sa sœur. » « Nous ferons tout, Emphie et moi, pour combler sa solitude », ai-je cru bon de préciser sans rire.
– En somme, tu es un gendre bienvenu, ironisa Charles.
– Si bien venu que le pasteur célébrera lui-même le mariage, à condition qu'il ait lieu ici, dans l'intimité et sans flaflas, à cause de la mort récente de Margaret Russell. J'ai dit que tu serais mon
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