Un paradis perdu
chevaux caparaçonnés de drap noir aux armes des Cornfield, l'affût improvisé parcourut, en peu de temps, le chemin qui séparait la résidence des vivants de celle des morts. Derrière des haies de marins se pressaient les insulaires. Nombreux étaient ceux et celles qui, larmes aux yeux, jetaient des fleurs au passage du char, suivi par les seuls membres de la famille.
Devant le mausolée, attendaient le pasteur Russell, le père Taval, en surplis de dentelle, et Palako-Mata, vêtu d'une somptueuse pelisse rouge à col de petit-gris, copie d'une antique parure de cérémonie arawak offerte par lord Simon au cacique.
Quand les porteurs, chargés du cercueil, approchèrent du tombeau, Pacal, tirant une clef de sa poche, ouvrit la grille et s'effaça pour laisser entrer le corps.
Dans la salle de prières, le pasteur Russell, seul autorisé à parler comme lors des obsèques de lady Lamia, lut un psaume de la Bible et, après un silence, ajouta, se tournant vers Pacal :
– Dieu juste et bienveillant, accueille ton serviteur Simon Leonard que pleurent ceux qui l'ont connu et aimé. Avant qu'il ne gagne ton royaume, tu lui as fait la grâce de donner à cette île un héritier qui, avec l'aide de Dieu Tout-Puissant, continuera la lignée des Cornfield et gouvernera Soledad avec sagesse.
Le père Taval donna sa bénédiction, Palako-Mata toucha du front la bière d'acajou et tous se retirèrent, laissant Pacal seul. Muni d'une lanterne, le jeune homme descendit l'escalier de la crypte où les porteurs le suivirent avec leur fardeau.
Quand le cercueil fut en place, dans la niche préparée depuis plusieurs semaines, les marins remontèrent au jour, laissant Pacal dans la pénombre. Il vérifia l'inscription, gravée le matin même. L'ayant trouvée conforme au texte rédigé par son grand-père, il quitta le mausolée, dont il ferma la grille avant de rejoindre les vivants.
Au cours des semaines qui suivirent, le nouveau maître de l'île passa ses journées à Cornfield Manor, pour expédier les affaires courantes, comme il le faisait depuis plusieurs mois avec son grand-père. Le soir, il rentrait à Malcolm House, pour dîner avec son père et Ottilia. Il s'installerait au manoir quand sa position serait officialisée par les lords et les hommes de loi.
Pendant cette période transitoire, il connut une première déconvenue. Le vieux John MacTrotter, comptable au service du lord depuis plus de trente ans, annonça un matin qu'il prenait sa retraite. Par on-dit, Pacal savait que cet Écossais, célibataire bougon, mais d'une honnêteté scrupuleuse, considérait l'héritier comme un freluquet. Savant ornithologue, correspondant de sociétés ornithologiques britanniques et américaines, il entendait consacrer ses loisirs aux oiseaux, dont l'île abritait plus de deux cents espèces. Ce taciturne s'était institué protecteur du perroquet bahamien, au beau plumage rouge et vert, que les marins capturaient pour le vendre aux touristes de passage à Nassau. Il défendait aussi, contre les chasseurs, le savanna cucko 1 , que les insulaires appelaient peckso et qu'ils savaient apprivoiser.
La comptabilité tenait une place importante dans les affaires et Pacal dut pourvoir au remplacement de ce collaborateur. Il recruta Matthieu, un des fils du père Taval et de Manuela, dont lord Simon avait payé les études de droit à Baltimore. À Soledad, ce garçon retrouva Luc, son frère aîné, médecin formé à Johns Hopkins University, appelé à succéder à Uncle Dave qui, très éprouvé par la mort de son vieil ami Simon, envisageait, à plus de quatre-vingts ans, de céder son cabinet du village des artisans.
Bien que Dorothy Weston Clarke ironisât volontiers sur l'élévation sociale « des fils du curé », ces jeunes gens instruits, frottés de mœurs libérales, furent aisément admis, comme protégés du maître de l'île, dans la société du Cornfieldshire.
Pibia, le majordome, assura Pacal qu'il continuerait, lui, à assurer son service, tant que ses forces ne le trahiraient pas. Il doutait, en revanche, que sa femme, qui souffrait de rhumatismes, pût encore longtemps tenir les fourneaux. Le train de maison, que le nouveau maître semblait décidé à maintenir, réceptions fréquentes et table raffinée, ne s'accommoderait pas d'un service défaillant. Pacal proposa d'adjoindre à l'épouse fatiguée Ma Mae, la cuisinière de lady Lamia qui, depuis
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