Un paradis perdu

1836.
     
    11 Engrais.
     

6.
     
    Paul Taval rendit à Dieu son âme composite, une nuit de février 1886. Terrassé par une embolie pulmonaire, il quitta le monde en tenant la main de Manuela Ramírez, parfaite compagne de ce prêtre singulier, renié par l'Église catholique et apostolique romaine mais vénéré de tous les insulaires, sans distinction de religion.
     
    Lord Pacal, informé par Matthieu, le jeune comptable, se fit conduire à l'ermitage. Il trouva la singulière famille rassemblée autour du mort, revêtu d'une aube de dentelle blanche, un crucifix sur la poitrine. Les traits nobles d'un dormeur serein et le vague sourire de l'ancien jésuite semblaient indiquer qu'entre ce religieux insoumis et Dieu ne subsistait aucune mésentente.
     
    Pour respecter les volontés du défunt, qui avait souhaité être inhumé près de son ermitage, on creusa une fosse dans le calcaire corallien, à côté de celle où reposait, depuis près de deux siècles, don Pascual, le moine pirate. Celui dont le bréviaire avait livré la cachette du crâne de cristal de roche retrouvé, trente ans plus tôt, par Charles Desteyrac, dans le trou bleu nommé fuente del Ángel.
     
    Le pasteur Russell, informé du décès de ce chrétien pittoresque, prouva une fois de plus l'authenticité de sa foi quand il proposa de célébrer, dans la chapelle du mont de la Chèvre, l'office des morts. C'est ainsi que le père Paul Taval fut accompagné vers le grand repos par les prières des derniers catholiques cubains, d'origine espagnole, unies aux psaumes chantés par les anglicans qu'on n'avait jamais vus aussi nombreux au mont de la Chèvre. Toute la bonne société du Cornfieldshire avait fait le déplacement et des résidents britanniques qui, la veille encore, critiquaient les mœurs rabelaisiennes du père Taval et dédaignaient Manuela, servante maîtresse, présentèrent des condoléances à la « veuve », allant jusqu'à l'embrasser et sécher ses larmes.
     
    Avant qu'on couvre la tombe d'une dalle, commandée aux tailleurs de pierre du village des artisans, lord Pacal prononça l'éloge funèbre. Il rappela les qualités de cœur du défunt, son attachement à la communauté insulaire, dont il avait partagé, au fil des décennies, les chagrins et les joies, puis se tourna vers les enfants de Manuela, ce jour-là présents sur l'île.
     
    – Vous prouvez tous que Paul Taval fut un excellent éducateur. En témoigne la réussite de ses fils, Luc, médecin diplômé de Johns Hopkins University, Matthieu, comptable patenté, Jean, ébéniste à Nassau, Marc, chef cuisinier sur un paquebot de la Cunard. Il n'a pas négligé non plus l'éducation et l'instruction de ses filles : Rosita et Pilar, institutrices, Maria, infirmière à l'Alister Cornfield Hospital, Ana, la plus jeune, qui se destine à l'éducation des orphelins. Quand j'étais adolescent, j'ai souvent gravi le mont de la Chèvre pour bavarder avec le père Taval et, parfois, lui demander conseil. Sa philosophie, fondée sur une forte culture classique, une théodicée reposant sur son inaltérable confiance en la Providence et un long commerce avec les hommes, l'avaient conduit à la même conclusion que Chateaubriand de qui il connaissait l'œuvre : « La racine du mal est la vanité. » En toute simplicité, mais avec constance, il a prouvé qu'on peut être, à la fois, vicaire du Christ, père de famille, ami sûr, et goûter aux plaisirs de la vie sans déroger. Nous donnerons son nom à l'orphelinat que nous allons ouvrir à Buena Vista, afin de perpétuer sa mémoire sur notre île.
     
    Tous les assistants approuvèrent ce discours, même Dorothy Weston Clarke. Elle prit Pacal à part après la cérémonie.
     
    – Je regrette aujourd'hui de m'être souvent moquée de ce curé. Il eût été plus à l'aise dans notre Église anglicane que dans l'Église catholique, qui refuse le mariage des prêtres et les incite au concubinage, dit-elle.
     
    – Paul Taval eût fait un excellent pasteur anglican, reconnut Pacal.
     
    Comme certains s'interrogeaient sur le devenir de l'ermitage, « Dieu y pourvoira », dit le pasteur Russell, fort affligé par la perte d'un vieux compagnon, avec qui il aimait échanger des idées, au cours d'une inépuisable controverse théologique.
     
    En attendant que la Providence déléguât un nouvel ermite au mont de la Chèvre, Pacal, qui avait décidé de faire de l'ancienne résidence de lady Lamia, à Buena