Un paradis perdu
dépouilles du Sud.
En août, au cours de son séjour mensuel à Nassau, Pacal apprit par Liz Ferguson que, chez les Horney, à Eleuthera, comme partout dans les familles sudistes, on avait bu du champagne et voué l'âme de Grant aux enfers où, d'après Lizzie, « elle avait depuis longtemps sa place réservée ».
Cette confidence fut à l'origine d'un désaccord entre les deux amants.
– Ma chère Lizzie, votre père et ses amis devraient comprendre que, si le Nord ne l'avait pas emporté, si l'esclavage n'avait pas été aboli, vous tous, un jour ou l'autre, auriez été massacrés par vos nègres. Partout, dans le monde civilisé, et dans l'Empire britannique depuis 1834, le travail servile a été supprimé, et l'égalité des races, sinon admise par tous, du moins proclamée par les gouvernements européens. Même à Cuba, l'abolition de l'esclavage, décrétée par les Cortes le 24 décembre 1879, vient enfin de prendre effet.
– Vous ne pouvez imaginer ce que les Nordistes et leurs régiments de nègres nous ont fait subir. Grant a couvert de son autorité crimes et exactions. Une de mes cousines est morte après avoir été violée par plusieurs hommes. Le bétail de mon père a été volé ; notre cave et notre lingerie ont été pillées. Notre belle argenterie George II a été emportée par des gens qui, d'ordinaire, mangent avec leurs doigts, répliqua-t-elle, offusquée.
– Et vous croyez que la mort vous venge de tels méfaits. Vous vous trompez, Lizzie. La mort installe le général Grant, qui ne fut certes pas un gentleman, dans sa gloire de soldat et le met hors d'atteinte historique de la haine des anciens esclavagistes, à l'abri de leurs rancœurs et de votre amertume. Je vous en prie, ne dansez pas sur la tombe d'un ennemi qui, si cruel qu'il eût été, vous a peut-être sauvé la vie, dit lord Pacal.
– Vous parlez comme mon mari ! jeta Liz.
– C'est donc un homme sensé, concéda froidement Pacal.
Vexée, elle se détourna et se mit à pleurer, telle une fillette réprimandée.
Pacal détestait les averses de larmes mais, embarrassé par l'incident, il tira son mouchoir pour sécher les pleurs de sa maîtresse. Celle-ci lui demanda de bien vouloir excuser ce moment de faiblesse et, à demi rassérénée, murmura que ses larmes n'étaient que le débord d'un chagrin ayant une cause plus affligeante.
– Mon mari est nommé au Colonial Office, à la Jamaïque, et je dois, dans un premier temps, l'accompagner. Le Premier ministre, William Ewart Gladstone, veut, paraît-il, restaurer dans cette colonie un gouvernement représentatif. Je ne pense qu'à cela depuis plusieurs jours. Quand vous viendrez à Nassau, je ne serai plus là et je n'y reviendrai pas avant plusieurs mois. Je suis malheureuse, Pacal, malheureuse d'être séparée de vous. Même si je vous voyais rarement, je vous savais proche, à deux jours de bateau. Mais la Jamaïque, c'est loin et plein de nègres, qui se sont déjà révoltés plusieurs fois, avoua-t-elle.
– C'est une belle promotion pour Michael Ferguson et vous me manquerez, Lizzie, dit Pacal, moins ému qu'elle ne s'y attendait.
– Vous m'oublierez. Peut-être serez-vous marié quand je reviendrai, murmura-t-elle, prête à fondre en larmes à nouveau.
– À ce jour, il n'y a pas de prétendante, et je ne vous oublierai pas, Lizzie, dit-il en l'attirant vers le lit, territoire ordinaire des réconciliations.
Cet été-là, les journaux publièrent la première photographie d'une voiture automobile, ainsi nommée parce qu'elle se mouvait seule, sans l'aide d'un cheval, au moyen d'un moteur à pétrole. Construite à Mannheim, en Allemagne, par Karl Benz, elle avait l'aspect d'un tricycle et se déplaçait à la vitesse de quinze kilomètres à l'heure. Compatriote et concurrent de Benz, un autre ingénieur, Gottlieb Daimler, faisait rouler une calèche à moteur. Ces véhicules semblaient promis à un plus bel avenir que le phaéton à vapeur du comte Albert de Dion. La presse américaine montrait aussi, avançant sur ses rails, dans une avenue de Baltimore, le premier tramway électrique.
On ne manqua pas de commenter ces nouvelles, au Loyalists Club, où chacun pouvait lire les journaux livrés par le bateau-poste ou des caboteurs en escale.
– Ces progrès technologiques en annoncent d'autres, qui permettront aux chevaux de trait de se reposer, observa Uncle
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