Un paradis perdu
pour taquiner le New-Yorkais.
– Il est vrai que nous sommes en compétition avec Chicago pour le mouvement des affaires mais, dans tous les domaines, nous monterons plus haut, Pacal, rétorqua Thomas.
En 1886, pour se rendre des États-Unis en Europe, le voyageur avait, à New York, le choix entre cent vingt paquebots, d'une douzaine de compagnies, qui assuraient plus de mille deux cents traversées de l'Atlantique par an.
Le jeune lord aurait pu retenir un passage pour Liverpool sur l' Etruria , de la Cunard, qui détenait le record de vitesse à une moyenne de dix-neuf nœuds quarante-cinq, mais il préféra le bateau français La Champagne , dernier-né de la Compagnie Générale Transatlantique. Ce navire reliait New York au Havre, dans des conditions de confort inégalées, en sept jours et demi.
Le chemin de fer embarqué, venant de Paris, le conduirait du Havre à Southampton, en huit heures et demie et, en moins de deux heures, le South Western Railway le porterait de Southampton à Londres.
– Tu aurais pu faire plus simple, fit observer Artcliff.
– J'ai comparé les menus proposés et la cuisine française l'a emporté ! répliqua Pacal en riant.
Il n'osa pas dire que, passer une semaine avec des Américains bruyants, sur un paquebot de la Cunard, où l'on organisait, chaque soir, des bals avec cotillon, eût gâché le plaisir de la traversée.
La Champagne était longue de cent cinquante mètres et large de quinze. Mû par une machine à piston et six cylindres, le navire prit, dès la sortie de la baie de New York, sa vitesse de croisière de dix-sept nœuds et demi. Ses deux hautes cheminées noires et ses quatre mâts, où l'on pouvait hisser des voiles en cas de panne mécanique, lui conféraient, avec sa coque basse, la silhouette puissante d'un grand coursier des mers 2 .
Répartis en trois classes, les mille passagers jouissaient d'un confort et d'un service attentifs, dosés par le seul prix de leur billet. Ceux des premières, dont lord Pacal, occupaient cinquante cabines, luxueusement meublées, et prenaient leurs repas dans une vaste salle à manger, entre des colonnettes à chapiteaux corinthiens et des plantes vertes. Des fauteuils pivotants permettaient de prendre place aisément devant les tables, sur lesquelles porcelaine fine, cristaux et argenterie scintillaient, à la lumière de nombreux globes électriques.
Devant les fourneaux de ce palace flottant officiaient les meilleurs cuisiniers français. Au fil des jours, sur un Océan compréhensif pour les estomacs sensibles, Pacal découvrit des mets inconnus aux Bahamas et aux États-Unis : hure de sanglier, rognons sautés madère, saumon fumé vénitienne, gigot de chevreuil grand veneur, filet de bœuf à la génoise, dindonneau truffé, pommes de terre frites, céleri, artichauts, consommé tapioca, petits pois verts à la Larbay, et des desserts nouveaux, comme le gâteau flamand et le nougat glacé.
Mais lord Pacal espérait de cette traversée d'autres jouissances que gastronomiques. « Pour un célibataire entreprenant, tout transatlantique offre l'occasion de galantes rencontres. En mer, les femmes cèdent plus facilement aux avances. C'est comme si elles laissaient la vertu à terre et s'octroyaient une voluptueuse parenthèse », lui avait dit Thomas Artcliff.
À bord de La Champagne , la plupart des passagères attirantes étaient accompagnées d'un mari ou de parents. Ce ne fut qu'au matin du troisième jour que Pacal put, enfin, aborder une jeune femme mélancolique, fort réservée, qui voyageait seule. Renseignement pris auprès d'un steward, il s'agissait d'une riche Italienne, veuve récente d'un Américain, qui regagnait son pays natal. Un long voile de tulle noir, tombant d'un grand chapeau, lui couvrait les épaules mais s'écartait opportunément sur un buste plantureux.
Depuis peu, la mode féminine était à un retour aux formes. Les élégantes ne dissimulaient plus seins pommés et croupe ronde. Celles qui s'estimaient dépourvues de ces avantages ajoutaient tournure et bustier rembourré pour acquérir une vénusté postiche.
La belle veuve italienne se passait de ces artifices. Ses vêtements de deuil et sa langueur chagrine, loin de rebuter Pacal, attisèrent son désir de conquête. Sous prétexte de s'emparer du journal que la passagère venait d'abandonner sur un guéridon, il entra en conversation avec elle. L'échange fut
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