Un paradis perdu
de l'aristocratie. Ainsi, pendant que je servais aux Indes, avec votre grand-père, ma femme vivait à Londres. Je la rejoignais une fois par an, pendant quelques semaines.
– Le temps de lui faire un enfant, jeta Pacal.
– Et de chasser au renard ! ajouta lord James, en riant.
– Ce n'est pas ainsi que j'envisage la vie conjugale. Je ne suis donc pas un parti convenable pour lady Jane.
– Je l'admets, mon garçon. J'apprécie votre sincérité et j'admire votre prudence. En réalité, Jane a une vocation de vieille fille. Elle a fondé des ouvroirs, dans les quartiers pauvres de Londres, où elle fait fabriquer, par des filles mères sans ressources, des poupées de chiffon à la tête en celluloïd, sur laquelle on colle de vrais cheveux, ceux que ces pauvres femmes s'arrachent. Ces poupées, vendues dans les magasins de nouveautés au profit de l'œuvre, connaissent un tel succès que les ouvrières de Jane seront bientôt chauves ! ironisa lord James en passant au fumoir.
Au moment de la séparation, le vieil homme, dont l'âge n'avait pas entamé la vitalité mais réduisait l'agilité, s'appuya sur le bras de Pacal pour descendre le perron du club et rejoindre sa voiture, sur Pall Mall.
– Dites-vous bien que je préfère avoir en vous un jeune ami plutôt qu'un gendre. J'envie votre liberté. Protégez-la et, quand vous serez à Londres, venez déjeuner avec moi, dit-il en s'éloignant.
Le lendemain, avant de quitter la capitale pour Manchester, où il devait rendre visite à sa grand-tante, veuve de Willy Main-Leste, lord Pacal se présenta chez les Kelscott, afin de prendre congé dans les règles, comme la bienséance l'exigeait. Obstinée dans ses espérances, lady Olivia quitta le salon pour laisser tête à tête Pacal et sa fille.
Très conscient des sentiments que lui portait cette dernière, lord Pacal se cantonna d'abord dans les banalités d'usage, puis fit parler Jane de ses ouvroirs. En la quittant, il promit une aide financière et l'envoi de petits coquillages, avec lesquels ses protégées feraient des colliers dont elles pourraient parer leurs poupées.
– Ce sera merveilleux ! Nous vendrons nos poupées deux fois plus cher, dit Jane, reconnaissante et, cette fois, résignée pour de bon au célibat.
À Manchester, Pacal découvrit le dénuement humiliant dans lequel vivait Mary Ann, sœur de Simon Leonard. Soutenue par l'orgueil des Cornfield, la vieille lady n'avait pas informé son petit-neveu d'une situation financière désastreuse. À quatre-vingts ans elle avait dû vendre son hôtel particulier, la plupart de ses meubles et tous ses bijoux pour régler les dettes posthumes de son époux. Quant à la pension servie par lord Simon, et maintenant assurée par lord Pacal, elle lui eût permis de subsister confortablement si elle n'avait entretenu avec scrupule deux enfants adultérins de Willy Main-Leste. Son impécuniosité la condamnait à vivre dans un modeste cottage, avec la seule domestique restée à son service, malgré des gages aléatoires.
– Vous allez quitter ce lieu sordide. Je vous emmène à Londres. Vous habiterez mon hôtel de Belgravia Square. Vous y serez chez vous, bien servie, en sécurité et vous allez cesser d'entretenir les rejetons illégitimes de votre défunt mari. Ils n'ont aucun droit à faire valoir.
Très émue, Mary Ann, qui, malgré le faix des années avait encore fière allure, s'empressa, épanouie et heureuse, d'accepter l'offre de Pacal. Revoir Londres la réjouissait. Elle y comptait encore de vieilles amies, qu'elle pourrait inviter à prendre le thé dans un décor digne de sa condition.
– Je saurai tenir votre maison pendant vos absences, dit-elle en essuyant une larme de reconnaissance.
En une semaine, lord Pacal visita sa filature de Hyde, près de Manchester, dont le directeur, mis en place en sa présence par lord Simon, quelques années plus tôt, gérait au mieux la production et les ventes. Il l'autorisa à acquérir de nouvelles machines à broches multiples et décida de l'intéresser aux bénéfices, ce qu'eût peut-être désapprouvé lord Simon. Pacal, qui avait vu fonctionner des entreprises américaines, savait que cette méthode avait de bons effets, financiers et sociaux.
Il opéra de même à la lainière de Chipping Campden et pour l'élevage de moutons Costwold, à Ipswich, dont il partageait la propriété avec lady
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