Un paradis perdu
l'inauguration de son ouvrage et afin de glaner, peut-être, quelques commandes dans une ville où tourisme et commerce activaient la construction.
À la fin de l'année, le gouverneur et tout le gratin de Nassau assistèrent à l'ouverture du siège de la Soledad Export Corporation. C'est au cours de ce cocktail que Pacal présenta Liz Ferguson à Thomas. Comme il ne lui avait pas caché la nature de sa relation avec la jeune femme, Artcliff se dit envieux du sort de son ami.
– J'ai rarement vu un être aussi largement doté de charme et de grâce. Sa fragilité de petit Saxe vous fait instinctivement protecteur, dit Thomas.
– Sa fragilité n'est qu'apparence. Liz est intrépide, courageuse, volontaire, même obstinée. Une créature pleine de fantaisie, sans préjugés, intelligente, instruite, passionnée, mais douée d'une étonnante maîtrise de soi dans les situations délicates, confia Pacal.
– Vas-tu l'épouser ?
– Les illusions, qui font naître l'amour, se dissolvent dans le mariage, comme le sucre dans le thé, plaisanta Pacal.
– Essaie, au moins, de ne pas la rendre malheureuse. Elle t'aime comme tout homme rêve d'être aimé. Elle m'a dit, sachant notre vieille amitié : « Mon amour pour lui est ma vie entière. »
Le lendemain, après un bain matinal, sur la plage de Hog Island, celle qui jamais ne parlait de son défunt mari, confia à Pacal ses angoisses passées.
– Quand Michael se rendait en Angleterre, avec son ami, James Kevin, j'avais raison de trembler pour eux. Vous avez su ce qui est arrivé à un écrivain et dramaturge, Oscar Wilde, que Michael tenait en forte estime, de qui il appréciait les talents variés.
– Comme tout le monde, j'ai appris par les journaux que Wilde avait été condamné, le 26 mai 1895, à deux ans de prison et aux travaux forcés pour attentat aux mœurs.
– Parce qu'il avait, disons, la même faiblesse que Michael pour les garçons. On a retiré ses pièces des théâtres et ses livres des librairies 6 . Or, j'ai su, à Londres, par des gens sensés, que cette façon de concevoir l'amour était assez répandue dans les milieux artistes. Ceux qui ont condamné Wilde n'eussent sans doute pas été fiers, si l'on avait examiné d'un peu près leurs mœurs et leur vie.
– Cette condamnation d'Oscar Wilde signe l'hypocrisie de la société actuelle. Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria n'accepte pas que paraissent à la cour les femmes divorcées et désapprouve le remariage des veuves – attention, ma chère ! –, mais elle offrait au prince Albert, comme cadeau d'anniversaire, des tableaux ou des statuettes de femmes nues, dont la célèbre lady Godiva 7 . Elle proposait même cette beauté juteuse, comme modèle de chasteté !
À chaque séjour à Nassau, Pacal était accueilli par Liz, tendre et radieuse, toujours pimpante et prête à leur escapade favorite, sur l'îlot inhabité de North Cay, où ils se rendaient à bord d'un petit voilier bahamien, que Pacal barrait lui-même. Il arrivait aussi que les amants se retrouvassent à Eleuthera, où Liz rendait visite à son père, qu'une sénilité avérée laissait indifférent aux événements. Le maître de Soledad y venait régulièrement, visiter ses exploitations maraîchères, ses vergers et la conserverie d'ananas, fondée par son père. Le couple occupait alors la petite maison que Pacal avait héritée de sa mère. Sans qu'il s'en doutât, il dormait avec Liz dans la chambre où, bien des années plus tôt, Charles Desteyrac et Ounca Lou avaient vécu leur première nuit d'amour. Le matin, ils allaient tous deux au cimetière, poser une fleur sur la tombe de la mère de Pacal. Lizzie appréciait avec émotion ce pèlerinage romantique, qui l'associait intimement au passé de l'homme qu'elle aimait.
Quand, en 1897, The Nassau Guardian publia le programme de la célébration du jubilée de diamant de la reine Victoria, le maître de Soledad, que le Tout-Nassau tenait maintenant pour célibataire résolu, sinon pour veuf inconsolable, demanda à Liz d'être sa cavalière, lors des cérémonies officielles. Les employés de la Soledad Export Corporation avaient constaté que le boss n'occupait pas souvent son appartement du premier étage. Quand il y passait la nuit, la femme de chambre mulâtre, narine subtile, disait avoir perçu un parfum féminin dans la salle de bains. Malgré ces indices,
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