Un paradis perdu
volatile, annonciateur de malheur, d'après les descendants des Seminole, se rencontrait en nombre sur Andros Island. Dérangés dans leurs habitudes, par le défrichage des terres, destinées à recevoir les six mille plants d'agave des Chamberlain, et l'abattage des pins, où ils nichaient, les chickcharnies s'étaient vengés en laissant le taon, appelé localement docteur-mouche, pomper avec son dard, telle une seringue, la sève des goyaves. Au fil des saisons, victimes de l'invasion périodique de ces insectes, les plantes avaient dépéri et la première récolte de sisal, attendue après quatre années, avait été décevante, plus mauvaises encore les suivantes.
Neville Chamberlain venait de rentrer en Angleterre, abandonnant maison, terres et arbustes squelettiques. L'aventure coloniale avait coûté cinquante mille livres sterling à son père 9 !
L'année fut plus heureuse pour l'hôtellerie bahamienne. Des membres de la General Assembly et des personnalités insulaires, dont lord Pacal, furent invités à visiter les stations balnéaires de Floride. Ils y rencontrèrent Henry Morrison Flagler, surnommé le tsar de Miami, grand bâtisseur de chemins de fer et d'hôtels. Transportés de Saint Augustine à Miami, d'un palace à l'autre, par The Rambler , le wagon-salon privé, jaune canari, de leur hôte, les élus bahamiens, éblouis, ne purent qu'accueillir favorablement les propositions du millionnaire, ami de Rockefeller. Étant donné l'afflux des touristes américains aux Bahamas, Flagler offrit d'acquérir, pour soixante-quinze mille dollars, le Royal Victoria Hotel de Nassau. Ouvert trente-six ans plus tôt, l'hôtel, magnifiquement situé, à flanc de colline, mais déjà vétuste, devait être rénové et modernisé. Flagler proposa aussi de construire un nouvel établissement de luxe, le Colonial Hotel, sur l'emplacement d'anciennes casernes. Les tractations aboutirent à la signature d'un contrat de dix ans, dit Hotel and Steamship Act , entre le gouvernement bahamien et la Florida East Coast, société de Flagler, qui s'engageait à assurer, en toutes saisons, un service régulier entre la Floride et New Providence.
Les Bahamiens se rendirent aussi à Tampa, sur le golfe du Mexique, où un autre entrepreneur millionnaire, spéculateur avisé, Morton F. Plant, propriétaire du Tampa Bay Hotel, mais aussi du Seminole, à Winter Park, de l'Ocala House, à Ocala, et des hôtels de Kissimmee et de Punta Gorda, entendait développer au mieux ce qu'on nommait maintenant l'industrie touristique. Celle-ci ne constituait pas la seule ressource de cette petite ville de vingt mille habitants, devenue capitale du cigare.
En quelques années, une centaine de nouvelles fabriques de cigares s'étaient installées à Tampa. Elles employaient, exclusivement, des émigrés cubains. Depuis l'arrivée à la Maison-Blanche, en mars 1897, du vingt-cinquième président des États-Unis, le républicain William McKinley, résolument protectionniste, les droits de douane atteignaient quatre dollars par livre plus vingt-cinq pour cent ad valorem sur cigares et cigarettes. Pour échapper à ce Tariff exorbitant, les cigariers cubains avaient transporté leurs fabriques sur le territoire américain et n'importaient plus, de Cuba, que du tabac en feuilles. Celui-ci ne coûtait, en frais de douane, suivant l'affinage, que de cinquante cents à deux dollars la livre.
Tandis que lord Pacal abandonnait la délégation, pour un séjour chez les Cunnings, à Palm Beach, les élus bahamiens apprenaient que l'homme le plus célèbre de Tampa était un écrivain français, Jules Verne. Car c'est à Tampa que le romancier avait placé le canon du Gun-Club de Baltimore, destiné à propulser dans l'espace le gigantesque obus de neuf cents pieds, décrit dans son fameux ouvrage De la terre à la lune , publié en 1870 10 . Les Bahamiens reçurent le souvenir, partout vendu à Tampa : une cuillère, sur laquelle était gravé le canon de M. Verne, visant une lune hilare 11 .
Grâce à Liz Ferguson, Pacal avait retrouvé goût à ce qu'il nommait les petits plaisirs humains, alors que l'amour que lui portait la jeune femme était, depuis toujours, d'une autre essence. Quand, évaluant avec crainte et scrupule, l'intensité de la passion de Lizzie, il lui avait dit : « Je crois que vous m'aimez trop », cette grande lectrice des romantiques avait cité Mlle de Lespinasse : « Mon ami, je vous
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