Un paradis perdu
aime, comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. » Ému par tant d'abandon, il avait voulu réfréner cette exaltation pathétique. « Les Cornfield n'ont pas besoin d'être aimés », avait-il dit. « Qu'en savez-vous ? » avait murmuré Liz.
Avançant en âge, lord Pacal calquait, de plus en plus, son comportement social sur celui dont son défunt grand-père avait donné l'exemple : un égoïsme d'autocrate, tempéré par le sens du devoir et l'intérêt distant qu'il portait aux autres. Lord Simon répétait souvent : « La vie est un état transitoire, entre deux néants », ce qui scandalisait le bon pasteur Russell. Pacal avait adopté ce point de vue.
Pendant l'année 1898, la tranquillité un peu routinière de Soledad allait être troublée par les événements qui agitaient Cuba. De 1868 à 1878, les rébellions des paysans, des créoles et des Noirs, à peine sortis de l'esclavage en 1886, avaient fait, de la colonie espagnole, un foyer révolutionnaire. Le traité de Zanní avait, un moment, calmé les esprits, l'Espagne se disant prête à reconnaître à Cuba une autonomie semblable à celle accordée à Porto Rico. La promesse n'avait pas été tenue et les révoltes, plus violentes et mieux organisées, avaient repris, dès le 24 février 1895, quand José Martí, fondateur du parti révolutionnaire en 1892, et Máximo Gómez, chef des partisans, avaient proclamé l'urgence d'une guerre d'indépendance « saine et vigoureuse, juste et nécessaire ». Les indigènes, poussés au désespoir par les mauvais traitements infligés par leurs maîtres espagnols, étaient aussitôt passés à l'action. Destruction de voies ferrées, de ponts, de fils télégraphiques, incendies de plantations, attaques de convois s'étaient multipliés jusqu'au jour où les rebelles, s'étant emparés de la province d'Oriente, avaient cru l'indépendance possible. Malgré la mort au combat de José Martí, major général de l'armée de Libération, ils s'étaient dotés d'une constitution, avaient fondé une république démocratique et fait de Baire, foyer du soulèvement, la capitale de Cuba Libre. Dès lors, le gouvernement espagnol avait déclaré qu'il combattrait les rebelles, « jusqu'au dernier homme et la dernière peseta ». Entraînés par Máximo Gómez et Antonio Maceo, les républicains avaient résisté, jusqu'à la fin de l'année 1896. Une armée espagnole, forte de deux cent mille hommes, avait été dépêchée, pour mettre fin à l'anarchie dont souffraient l'agriculture, le commerce et les affaires. Le gouverneur général, Martínez Campos, « soldat chevaleresque », qui, pour les autorités de Madrid, manquait de nerfs, avait été remplacé par le général Valeriano Weyler, militaire rude et sans états d'âme. Pour restaurer l'ordre, le nouveau gouverneur conduisait, depuis son arrivée, une véritable guerre d'extermination des indépendantistes. Les paysans qui soutenaient les insurgés avaient été chassés de leur terre, de leur maison et regroupés dans des camps. À la fin de 1897, on comptait, à Cuba, plus de quatre cent mille reconcentrados . Maceo, nouveau chef militaire, avait été abattu, mais les Espagnols comptaient plus de deux mille soldats tués au combat, dix mille blessés et, disait-on, plus de quarante mille morts de maladie, dont la fièvre jaune.
À Soledad, comme ailleurs dans l'archipel, on suivait avec attention ce conflit, qui envoyait, dans les îles anglaises, des Cubains, désireux de fuir la répression coloniale, et des Espagnols, dont les entreprises avaient été ruinées ou les plantations incendiées par les rebelles. Lord Pacal et ses amis croyaient possible la victoire des insurgés, depuis que le général Weyler avait été remplacé par le général Blanco, chargé de pacifier l'île. La formation, à La Havane, d'un gouvernement cubain, constitué d'autonomistes et de réformistes, agréés par les Espagnols, n'avait pas ramené la paix civile. Les indépendantistes, depuis longtemps soutenus par la presse américaine, et les envois d'armes, collectées par la Junte cubaine de New York, exigeaient la fin de la colonisation espagnole et la liberté, pour tous les Cubains, de choisir leurs institutions et leur destin.
Au cours des fêtes de fin d'année, que lord Pacal passa chez les Cunnings, à Palm Beach, près de son fils, gaillard de trois ans et demi, intrépide, bavard et rieur, on
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