Un paradis perdu
seul incident notable.
– Nous avons eu affaire à des réfugiés cubains, qui voulaient à tout prix débarquer sur Soledad. J'ai accepté de recevoir une délégation de ces malheureux. Je dois reconnaître que leur sort m'a ému. Pour avoir combattu, en 1898, avec les Espagnols, contre ceux qu'ils nomment « les envahisseurs américains » et, depuis la paix, s'être opposés, les armes à la main, au gouvernement de l'Américain Charles Edward Magoon, mis en place par le secrétaire des États-Unis à la Guerre, ces hommes se disent persécutés, menacés de prison, parfois de mort. Accompagnés de femmes et enfants sur un mauvais rafiot, ils étaient dans un tel état de dénuement que j'ai pris l'initiative de les faire transporter jusqu'à vos plantations d'Eleuthera par Philip Rodney. Nous manquons de main-d'œuvre, depuis que nos insulaires s'en vont travailler à Nassau ou en Floride.
– Vous avez bien agi. Mais il est à craindre que notre hospitalité n'encourage d'autres Cubains à venir chercher refuge sur nos îles, observa Pacal.
– Ce sera au gouverneur des Bahamas de fixer les règles, car le consul des États-Unis à Nassau a déjà émis une protestation officieuse contre l'accueil des opposants cubains dans l'archipel. D'après le dire d'officiers de la Royal Navy, en escale chez nous, le gouvernement de Sa Très Gracieuse Majesté ne serait pas disposé à héberger dans la colonie les Cubains qui s'opposent à ce qu'il faut bien appeler la colonisation américaine des Caraïbes, acheva Lewis.
– Diplomatie oblige, mon ami, car de nouveaux investissements britanniques sont en cours, à Cuba. Une cinquantaine de millions de dollars, au moins, compléta lord Pacal.
À la veille des fêtes de fin d'année, lord Pacal, suivi de ses chiens, trottait sur la côte est, entre le port oriental et le Mermaid Hole, ce trou bleu, antre de la sirène aux cheveux d'or, selon les Arawak, quand il aperçut Albert Weston Clarke sur la plage, marchant d'un pas mal assuré vers l'Océan. Le médecin, très éprouvé par la mort de Dorothy, arguait de son deuil pour décliner, depuis des mois, les invitations à Cornfield Manor. Arrêtant son cheval, Pacal vit avec stupéfaction le médecin entrer dans l'eau, sans se dévêtir. Il mit sa monture au grand trot, pour le rejoindre, tandis que les chiens couraient. Leurs aboiements firent se retourner Weston Clarke qui, sans adresser un signe de reconnaissance, hâta le pas, entra dans la vague et se mit à nager maladroitement vers le large.
– Revenez Albert, revenez ! lança Pacal en accélérant l'allure.
Quand le cheval eut de l'eau au poitrail, il vida les étriers, quitta sa tunique et se mit à nager à la suite de l'étrange baigneur, bientôt englouti par la houle, forte ce jour-là. « Cet imbécile va se noyer » pensa Pacal en accélérant. Il dut s'immerger pour remonter le mari de Dorothy à la surface. Il le trouva plus pesant qu'il ne s'y attendait, le traîna hors de l'eau et l'étendit sur le sable. S'étant assuré des battements du cœur, lord Pacal tira d'une fonte de sa selle une flasque d'argent et fit couler du whisky entre les lèvres du médecin. L'alcool ne provoqua aucune réaction et c'est en jetant le corps inerte en travers de sa selle qu'il comprit pourquoi Albert était si lourd. Attachée sous sa jaquette, le médecin portait une ceinture de sacs emplis de gros galets. Le veuf avait, manifestement, voulu se noyer.
Au grand galop, suivi des chiens, très excités par la course, il arriva au village des pêcheurs où le docteur Ramírez consultait chaque matin. Le diagnostic fut rapide et clair.
– Mon distingué confrère a voulu en finir avec la vie. Il avait mis toutes les chances de son côté. Une dose de barbiturique, scientifiquement calculée pour faire effet au moment choisi, et des cailloux, attachés à la taille, pour lester le corps immergé après l'endormissement et la noyade. Sans vous, lord Pacal, il réussissait sa sortie, commenta Luc.
Reconduit chez lui dans le boghei du jeune médecin, Albert Weston Clarke reprit bientôt conscience. Il demanda à lord Pacal, qui attendait son réveil en compagnie du pasteur Russell, de bien vouloir excuser cette sortie ratée.
– Depuis la mort de Dorothy, la vie n'a pour moi aucun sens et aucun intérêt. J'ai donc décidé de la quitter, sans vous causer de désagrément. Les requins sont des fossoyeurs
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