Un paradis perdu
autres valses, que dansaient nos grands-parents, commenta l'architecte en voyant les mines réjouies des uns, contrites des autres.
– Ces rythmes nouveaux sont très entraînants. Il y a comme une clarté joyeuse, dans cette musique, dit une jeune fille romanesque.
– Je vais commander la partition, déclara un garçon.
– Il existe d'autres musiques, du même genre, sur lesquelles on peut danser. On appelle ça le cake walk , assura George, déjà entreprenant auprès des demoiselles.
– Musique de nègres, jouée par des nègres, pour des nègres ! décréta, péremptoire, une mère de famille.
Elle eût préféré que le fils de lord Pacal, parti enviable entre tous, fût moins enthousiaste pour ce qu'elle qualifia de « tintamarre qui eût fait pleurer Chopin ».
Lord Pacal avait déjà effectué quelques incursions, avec son ami Thomas, dans les cabarets à spectacle de New York, où ces airs, inspirés des mélopées des Noirs du Vieux Sud et de la musique populaire américaine, commençaient à séduire les noctambules de la bonne société. Il félicita Artcliff pour avoir su animer, avec art et audace, cette première soirée de l'année 1909, avec un intermède qui allait être commenté dans les salons du Cornfieldshire.
Deux jours après la fête, et avant de regagner New York via Nassau, Thomas Artcliff fut invité à se produire au Loyalists Club, devant les officiers de la flotte Cornfield. Tous remercièrent le pianiste en l'élisant, par acclamations, membre du Club le plus privé et le plus select de l'archipel.
– Il nous manque, ici, un endroit où l'on puisse boire, dîner, entendre de la musique et danser, comme à Nassau, observa Gilles Artwood, l'officier mécanicien de Phoenix II .
– Ça viendra, ça viendra, lieutenant. Dans la distraction aussi, le progrès finira bien par atteindre Soledad, assura Thomas en riant, avec un regard complice à Pacal.
Le printemps fleurissait l'île de mille bouquets colorés quand Estelle Miller confirma son arrivée. Le Florida Central Railroad l'ayant portée, en quinze heures, de New Orleans à Jacksonville, capitale de la Floride, elle prit passage à bord du vapeur qui, chaque semaine, reliait les États-Unis à New Providence. Afin de lui éviter l'attente du bateau-poste et pour assurer à son invitée une dernière étape plus rapide et plus confortable, lord Pacal envoya John Maitand l'accueillir à Nassau, avec le Lady Ounca .
Les retrouvailles avec l'ornithologue furent à la fois cérémonieuses et enthousiastes, celles d'un homme et d'une femme que les ajournements avaient rendus impatients de se revoir. Lord Pacal, veuf et célibataire, ne pouvait héberger Estelle à Cornfield Manor. Aussi, lui avait-on réservé Malcolm House, résidence des hôtes de passage.
Le Bahamien et la Louisianaise se sentirent tout de suite au diapason. Bonne cavalière, préférant le jodhpur de gabardine à l'ample jupe, et le chapeau de toile au petit melon crème des amazones de Hyde Park, Estelle voulut parcourir l'île à cheval. Pacal l'entraîna, chaque matin, dans sa chevauchée, la laissant ensuite aux soins de John MacTrotter pour étudier les oiseaux qu'on ne trouvait plus qu'à Soledad, où ils pouvaient nicher sans craindre les chasseurs.
Lord Pacal qui, toujours, déjeunait seul, retrouvait son invitée à l'heure du cocktail et pour dîner tête à tête. Estelle Miller apparaissait le plus souvent vêtue d'une blouse de soie à jabot et d'une longue jupe noire. Il devina qu'elle ne possédait pas une garde-robe très fournie. Elle ne portait qu'un collier d'ambre, toujours le même, et une gourmette d'or, en guise de bracelet. Le soir où il donna un dîner en son honneur, il lut dans les regards autant d'étonnement que de curiosité. Dans la société du Cornfieldshire, ce peu de souci de l'élégance ne manquait pas de dérouter.
– Cette belle plante, si savante, ne serait-elle pas quakeresse ? demanda une dame.
– Un peu hommasse, non ? observa une autre.
Ces réflexions, rapportées à Pacal, l'amusèrent, car il avait eu, au cours d'une baignade, tout loisir de constater que, dévêtue, son invitée livrait au regard des formes pleines et harmonieuses, que beaucoup lui eussent enviées.
Fin mai, lors de sa dernière soirée à Soledad, Estelle Miller devint soudain maussade. Elle avait compris, pendant son séjour, que ses modestes
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