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Un paradis perdu

Un paradis perdu

Titel: Un paradis perdu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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chaque matin, en tenue d'équitation – semblable à celle arborée autrefois par lord Simon –, visiter les exploitations agricoles, galoper d'un village à l'autre, grimper au pas l'étroit chemin qui s'élevait, en spirale, autour du mont de la Chèvre, jusqu'à l'ermitage du père Dominique Gervais, successeur de Paul Taval. Le lord avait offert au religieux de nouveaux instruments – anémomètre, pluviomètre, girouette, enregistreur de vent – pour assurer, sinon des prévisions fiables, du moins une veille météorologique, utile pendant la période des ouragans. Pour cette surveillance, le prêtre recevait une mensualité. Plus pieux que son prédécesseur, bien que tout aussi discret que lui sur les raisons qui l'avaient conduit à Soledad, le jésuite disait, chaque jour, la messe devant les derniers catholiques de l'île. Des orphelins doués, envoyés de Buena Vista par Manuela, assuraient le service divin en échange de cours de latin.
     

    On devait se souvenir des fêtes qui marquèrent le passage à l'année 1909, car ce furent les plus animées que Cornfield Manor eût connues depuis longtemps. Le fils et la fille de lord Pacal arrivèrent l'un de Boston, l'autre de New York, avec les Cunnings et Thomas Artcliff. Les García Padilla vinrent, de Floride, se joindre aux invités. Lady Martha, l'étudiante en médecine, fut promue maîtresse de maison et tint son rôle, au côté de son père, avec toute l'affabilité requise. À bientôt dix-neuf ans, la jeune fille, dont tous remarquèrent la distinction et la sobre élégance, apparut au dîner du jour de l'An avec les colliers et bracelets hérités de lady Ottilia. Lord Pacal avait dû insister pour qu'elle acceptât de porter ces bijoux, car Martha trouvait ces ornements ostentatoires.
     
    – Ici, tu dois, à mon côté, tenir ton rang de lady, être vêtue et parée comme telle. Tu comprendras un jour que, dans notre société coloniale, tout est formalisme et tradition. Comme à Londres, même seul, chaque soir, je m'habille pour dîner. Mon maître d'hôtel est en habit et cravate blanche, les valets en veste blanche et cravate noire. Ils se sentiraient humiliés s'ils devaient servir un maître qui ne portât pas le dinner-jacket . Une société telle que la nôtre tient par ses conventions, son étiquette et ses convenances. C'est valable pour toutes les sociétés, mais chacune a ses propres rites. Souviens-t'en, Martha.
     
    L'élégance de George, qui, à bientôt quinze ans, en paraissait dix-huit, tant il était grand et fort, parut plus américaine que britannique. Un tuxedo bleu de nuit, avec col-châle en soie, porté sur une chemise à plastron, avec nœud papillon indénouable, retinrent le regard des jeunes filles, dont les frères n'avaient d'yeux que pour la belle et altière fille du lord. Quand Pacal eut ouvert le bal, avec la doyenne du Cornfieldshire, Martha voulut danser une valse avec son père.
     
    – Cela me rappelle le temps où, enfant, j'ai vu mon père valser avec ma mère, Ounca Lou, et plus tard, adolescent, avec lady Ottilia. Comme toi, ce soir, elles étaient jeunes, belles, heureuses, se souvint Pacal avec émotion.
     
    En fin de soirée, alors que l'orchestre marquait une pause, Thomas Artcliff se mit au piano. Il proposa à l'assistance d'entendre l'air qui faisait fureur à New York, aussi bien dans les tavernes de Harlem que dans les music halls – comme on disait alors depuis peu – de Broadway. Sans l'aide d'une partition, car il connaissait le morceau par cœur, il tira du grand Steinway des rythmes syncopés et fougueux, que les oreilles insulaires n'avaient jamais perçus et qui furent diversement appréciés.
     
    – On appelle cette musique, ragtime , et ce morceau a pour titre Maple Leaf Rag . Il été composé par un certain Scott Joplin, un pianiste noir de Saint Louis. Il joue au Maple Leaf Club 9 , à Sedalia, une petite ville du Missouri, où je l'ai entendu au cours d'un voyage. Scott Joplin est en train de faire fortune, car son éditeur, John Stark, a déjà vendu des centaines de milliers de partitions de cet air, précisa Thomas.
     
    – Jouez-le encore une fois, s'il vous plaît, supplia une jeune exaltée.
     
    – Oh ! oui, reprenez cet air ! demandèrent en chœur les garçons.
     
    Thomas s'exécuta et fut applaudi. Il venait, le temps d'un ragtime, de mettre Soledad au goût de New York.
     
    – Avouez que cette musique nous change des polkas, mazurkas et

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