Un paradis perdu
années plus tard, en juillet 1868.
– Pour votre malheur, dites-vous ?
– Oui, pour mon malheur, car il était accompagné d'un de ses amis, un Français, établi à False River, en Louisiane, Gustave de Castel-Brajac 10 … Oh ! Voilà que j'ai prononcé le nom imprononçable, dit-elle, confuse.
– Nous ne le prononcerons plus, dit Pacal.
– C'était un aristocrate gascon, jovial, séduisant, entreprenant. Il fit à ma mère, fort jolie veuve, une cour pressante et ils devinrent amants, sans que le général Tampleton en sût rien. Cette liaison dura le temps d'une aventure et je naquis en 1869, sans que ma mère eût jamais revu M. de Castel-Brajac. Elle refusa de le faire rechercher pour lui révéler ma naissance. En 1870, après une guerre qui opposa la France à la Prusse, elle apprit qu'il s'était marié. S'il avait épousé ma mère, j'aurais aujourd'hui un château dans le Gers !
– Il n'a donc jamais su votre existence.
– Par respect pour ce gentilhomme – et par orgueil, aussi – ma mère resta, toute sa vie, muette sur le père de sa fille. Malgré son peu de fortune, elle me fit donner une bonne éducation, chez les ursulines de Grand Coteau. Elle sut aussi se faire respecter, dans un milieu où une veuve de guerre, ayant mis un enfant au monde, quatre ans après la mort de son mari, passait pour femme légère.
– Votre mère n'a-t-elle jamais eu l'intention de se remarier ?
– À cause de moi, sans doute, aucun parti ne s'est présenté. D'une telle femme, les hommes n'attendaient que des faveurs de courtisane. Je voulais que vous sachiez mes origines. C'est fait, dit-elle en se levant, comme rassérénée par son aveu.
– Sachez que vos confidences n'entament en rien les sentiments que j'ai pour vous. Je souhaite avoir l'occasion de vous les prouver, dit Pacal.
Il offrit son bras à Estelle, pour l'entraîner jusqu'au boghei, qui les conduisit à Malcolm House. Sur le perron, il lui baisa longuement la main et se retira, après avoir précisé l'heure du départ du Centaur , pour Nassau, le lendemain matin.
Pacal dormit peu, tant l'intriguait la personnalité d'Estelle Miller. Non seulement, cette femme de quarante ans paraissait dix ans de moins que son âge, mais elle possédait un charme très personnel, fait d'une absence d'afféterie, du refus de tous les artifices, dont usent d'ordinaire les femmes pour plaire aux hommes. Ignorant le maquillage, coiffée à la diable, refusant les tenues qui entravent les mouvements, sans brassière ni corset, les ongles carrés, elle se voulait à l'état de nature. Pacal avait cependant décelé chez elle une féminité fruste, imaginé une sensualité âpre, rustique, animale, qu'il eût été plaisant de provoquer.
Au matin, il accompagna la Louisianaise au port occidental, la confia au lieutenant Joseph Balmer, commandant du brick, en s'excusant de la faire naviguer avec les éponges, ananas et primeurs de la Cornfield Company.
Au moment de l'appareillage, il invita Estelle à un nouveau séjour. Elle promit de revenir, au printemps suivant, pour compléter sa documentation sur les oiseaux de Soledad, et s'empressa de gravir le chemin-planche sans se retourner pour dissimuler l'émotion qui l'étreignait.
Lors du retour du Centaur , lord Pacal voulut savoir comment s'était déroulé le voyage.
– La mer était calme et cette dame a passé beaucoup de temps, sur la plage arrière, à dessiner les mouettes et les cormorans, qui viennent toujours se poser sur les haubans, entre Cat Island et Eleuthera. Elle m'a d'ailleurs offert une belle aquarelle, dit Jos.
Deux semaines plus tard, Pacal reçut une lettre de château des plus formelle. Estelle Miller s'abstenait de toute allusion aux confidences qu'elle regrettait peut-être d'avoir faites. Elle concluait, avec plus d'abandon : « Je crois n'avoir jamais été aussi heureuse que pendant ces semaines, passées sur votre île aux oiseaux, près de vous. Acceptez mon affectueuse reconnaissance. »
En juin, avant d'embarquer à Nassau, comme chaque année, pour l'Europe via New York, lord Pacal assista à l'inauguration de la nouvelle imprimerie du quotidien The Nassau Guardian , où venaient d'entrer en service des appareils typographiques, dits linotypes, importés des États-Unis. Pourvus d'un clavier semblable à celui d'une machine à écrire, ces engins, contenant une réserve de plomb
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