Un paradis perdu

Square et, de là, se rendirent chez le cousin Cornfield.
     
    Lord Simon trouva une situation encore plus catastrophique que celle imaginée d'après les lettres de Jeffrey. Dans la vaste maison de brique de Washington Square, où ne servaient plus qu'un seul Noir, homme à tout faire, et la vieille gouvernante, Gladys Hamer, qui passait, avec un dévouement exemplaire, des fourneaux au plumeau, sans rien abdiquer de sa dignité, régnait une atmosphère de fin de règne.
     
    Amaigri, vêtu d'un costume élimé, chemise à col de celluloïd et cravate à système, joues creuses et regard las, Jeffrey Cornfield, hier puissant banquier, armateur, actionnaire des mines et des chemins de fer, riche et estimé, ne put retenir ses larmes en voyant Simon, Ottilia et Charles entrer dans le salon aux persiennes mi-closes. Avec les beaux meubles Adam et les sièges Chippendale, tous les bibelots de prix, vases, statuettes, coupes d'argent ou de cristal, comme l'argenterie George II et les fines porcelaines de Minton, avaient disparu lors de ventes obligées. Dans la salle à manger, au-dessus d'une desserte vide, ne subsistait qu'un seul tableau, le portrait de la défunte maîtresse de maison, née Janet Mullins, descendante d'un passager du Mayflower , que le banquier, veuf inconsolable, n'avait jamais remplacée.
     
    Lord Simon envoya discrètement Tom O'Graney, qui avait accompagné les visiteurs jusqu'à la porte de Jeffrey, quérir, à bord du Phoenix , une caisse de vieux porto, plusieurs flacons de whisky et quelques bouteilles de bordeaux. Après le dîner, au cours duquel on ne servit que de la viande et des pommes de terre bouillies, Jeffrey, encouragé par trois verres de vin, se décida, sans qu'on l'eût demandé, à livrer le bilan familial.
     
    – Le mari d'Edna, ma fille aînée, magistrat à Brooklyn, est poursuivi par la justice, pour corruption et extorsion de fonds. Il s'est compromis avec la bande démocrate de Tammany Hall et il risque, non seulement la prison, mais le déshonneur. Edna a appris, à l'occasion de l'enquête, que son mari entretenait une maîtresse et qu'il est père de l'enfant de cette femme. Cette dernière a osé me réclamer une pension, depuis que mon gendre ne peut plus l'entretenir. Nos avocats tentent d'éviter un scandale annexe. Naturellement, Edna est tombée malade des nerfs et j'ai dû la faire entrer dans une maison de santé, fort coûteuse.
     
    – Et Lyne, comment va-t-elle ? s'enquit Charles.
     
    L'ingénieur conservait le souvenir de la jolie fille aguicheuse qu'il avait connue, vingt ans plus tôt, lors des fiançailles ratées d'Ottilia avec Edwin Sampson.
     
    – Lyne a été abandonnée par son mari. Heureusement, sans enfant, elle travaille comme secrétaire à la municipalité. Son caractère serein lui permet de supporter l'adversité, révéla Jeffrey.
     
    – En somme, la seule heureuse est Ann, n'est-ce pas ? demanda Ottilia.
     
    – C'est vrai. Mark Tilloy fait un excellent mari et un bon père de famille. Il a su gérer au mieux les affaires laissées à ma fille par son défunt mari. Il a même développé la compagnie de navigation, héritée de Kurt Pickermann. Il possède maintenant cinq bateaux sur le lac Michigan et il est en train de faire fortune dans l'immobilier en bâtissant de grands et luxueux immeubles à Lake Shore Drive, sur les terrains des anciens entrepôts du premier mari d'Ann. Je dois dire que, sans les subsides que ceux de Chicago me font parvenir chaque mois, je ne sais comment nous pourrions survivre, reconnut Jeffrey.
     
    Ces confidences humiliantes, consenties par un homme autrefois orgueilleux et fier de sa réussite, suscitèrent chez les auditeurs gêne et compassion.
     
    – Et Henry, que devient-il ? enchaîna lord Simon.
     
    Jeffrey observa un instant de silence, comme s'il ne pouvait se résoudre à satisfaire la curiosité de son cousin. La tête dans les mains pour dissimuler son visage, il finit par balbutier, avec effort, l'aveu le plus douloureux.
     
    – Il a été pendu, il y a quelques mois, en Australie… à Sydney, dit-il, buvant jusqu'à la lie le calice de la honte.
     
    – On ne pend pas, sous la loi britannique, pour de simples malversations financières, s'étonna Simon.
     
    – Mais on pend les négriers, rétorqua dans un souffle le père anéanti.
     
    La même stupeur figea le visage de Charles, d'Ottilia et du lord.
     
    – Henry négrier ! God'dam ! s'écria