Un paradis perdu
Simon.
L'Australie étant colonie britannique, il imaginait l'opprobre public qui rejaillirait, en Angleterre, sur le nom des Cornfield si l'affaire traversait les mers.
– Comment a-t-il pu en arriver là ? demanda Ottilia.
– Je n'ai pas le courage de vous raconter ça. Tenez, lisez cet article et vous saurez tout.
Charles s'empara du journal australien qu'on lui tendait et, sur un signe de lord Simon, lut à haute voix ce qu'il découvrit sous le titre : « Est-ce le dernier négrier ? »
– « En juin 1871, une certain docteur, nommé James Patrick Murray, fréta, à Melbourne, le brick Carl . Il quitta ce port en emportant un chargement général, qui éloigna tout soupçon sur le but réel de son voyage. Le docteur Murray était cependant parti avec l'intention d'aller dans l'archipel, prendre, par la force, des indigènes, pour les vendre comme esclaves. À cet effet, il attira autour de son bâtiment des insulaires, trop confiants, dont les canots entourèrent le brick. Murray fit mettre en pièces les embarcations. On rattrapa ensuite les malheureux, qui se débattaient au milieu des vagues, et on les enferma dans la cale.
»Ce négrier d'un nouveau genre continua ainsi, jusqu'à ce qu'il eût presque complété son chargement humain. Mais enfin, affolés par les mauvais traitements et aussi par l'affreux guet-apens qui les avait enlevés à leur cabane et à leur famille, ces indigènes se révoltèrent, attaquèrent l'équipage et mirent le feu au navire. Pour dompter cette révolte, le docteur Murray et ses hommes firent un affreux carnage de leurs prisonniers en tirant au hasard dans la masse. Le lendemain du jour où ces meurtres avaient été commis, après qu'on eut enlevé les écoutilles, on trouva que soixante-dix de ces malheureux étaient morts ou blessés.
»Quelque temps après, cependant, les détails de ce crime horrible transpirèrent et, à Sydney, on arrêta Murray et quelques-uns des hommes de l'équipage 7 », acheva Charles, stupéfait.
– Et, après quatre années de procès, qui me coûtèrent fort cher, justice a été faite. Henry, qui était un des commanditaires de Murray, fut pendu avec le négrier et quelques autres, acheva Jeffrey, au bord de la défaillance.
– Ne manquerait plus que ce James Murray eût été un cousin de notre pauvre Malcolm, dit Ottilia.
– Dieu veuille que cette feuille n'arrive pas à Londres ! Au moment où sir Bartle Frere vient d'obliger le sultan de Zanzibar, Saïd Bargash, à fermer le marché aux esclaves, qui rapportait à ce satrape un dollar par nègre vendu en Arabie, les publicistes ne manqueraient pas d'ironiser sur l'affaire du négrier anglais d'Australie, grommela lord Simon.
Pendant une semaine, lord Simon s'enferma avec son cousin et des piles de dossiers, pour se faire une idée exacte de la déconfiture financière de Jeffrey. Habile comptable, il évalua les chances de sauver quelques investissements, par une injection de capitaux qu'il était prêt à assurer, pour sauver de la ruine intégrale son malheureux parent. Mais lord Simon ne trouva aucune échappatoire. Les créanciers de Jeffrey, n'ayant plus aucune considération pour le failli, se montrèrent intraitables, nullement impressionnés par la personnalité et la fortune du lord des Bahamas.
Tandis que Charles, assisté de Lewis Colson, rendait visite aux exportateurs de pierre à bâtir, nécessaire à la construction du phare du Cabo del Diablo, Ottilia courait les magasins, de Bloomingdale's à Macy's, qui venait d'ouvrir un restaurant pour dames seules. Accompagnée de Gladys Hamer, la gouvernante de Jeffrey, la fille du lord arpenta, comme les élégantes citadines, la partie de la V e Avenue que les New-Yorkais, par allusion à Londres, nommaient Ladies' Mile. Sur un mile et alentour se trouvaient réunies les plus belles boutiques de vêtements féminins, comme Lord and Taylor, Altman, Arnold and Constable, Best and Co. Généreuse, Ottilia renouvela la garde-robe que Gladys n'avait plus les moyens de remplacer et choisit, pour elle-même, des robes légères, qui feraient pâlir de jalousie Dorothy Weston Clarke.
De retour à Soledad après trois mois d'absence, lord Simon admit que le Phoenix avait besoin de sérieuses réparations. Pendant la traversée de New York aux Bahamas, alors que s'annonçait, par les premiers orages tropicaux, la saison des ouragans, le voilier avait
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