Un paradis perdu
à Harvard, qui racontait si bien, en vers naïfs et musicaux, les malheurs de l'Acadienne Evangeline.
Hébergés chez un cousin, le banquier Ellis Cornfield, frère de Jeffrey Cornfield, de New York, qui, jusque-là, n'avait fait aucun effort pour accueillir le petit-fils de lord Simon, les visiteurs furent conviés à plusieurs réceptions mondaines. Au cours de celles-ci, Pacal pénétra la bonne société locale, bourgeoisie enrichie par le négoce, puis par les fournitures aux armées pendant la guerre de Sécession, qu'on réduisait ici à une rébellion, heureusement réprimée, des États esclavagistes.
Cette société, à qui nulle aristocratie ne risquait de porter ombrage, affichait une confiance vaniteuse en ses destinées. Sûre de détenir le dogme de la réussite la plus probe, portée par une alliance d'énergie commerciale, d'appétit de connaissances, d'art, de poésie et de musique, sous contrôle d'un puritanisme mielleux, l'élite bostonienne, bien que fleurant encore l'arrière-boutique des ancêtres, s'efforçait de maintenir « le vieil esprit Nouvelle-Angleterre ».
Souvent, les chefs de famille, instruits et compassés, faisaient référence aux illustres résidents, Emerson, Thoreau, Longfellow, Holmes, Ticknor et d'autres, comme si le foyer intellectuel de Harvard, si proche, rayonnait jusque dans les salons de Beacon Hill, allumait les flammes de la connaissance sous le manteau de marbre des cheminées et le pétrole sous les abat-jour des lampes de Tiffany. Dans ces maisons d'aspect austère, mais pourvues du meilleur confort, Pacal approcha, pour la première fois depuis son arrivée à Cambridge, des jeunes filles. Elles lui parurent toutes identiques, comme sœurs, souvent jolies et gracieuses, posant des questions préparées sur les îles Bahamas, dont elles savaient depuis peu par leur père, qui l'avait appris de Robert Lowell, qu'elles se situaient loin de la civilisation, sur l'Océan, entre Cuba et la Floride.
Les visiteurs partis, elles ne manqueraient pas de demander à leur mère comment il se pouvait que le petit-fils d'un lord authentique, descendant des illustres Cornfield de Manchester, pût avoir des yeux vert pâle, fendus en amande, des cheveux noirs et soyeux, le teint mat et d'aussi longues jambes !
La seule personne que le fils de Charles séduisit fut une petite fille, de six ou huit ans, en robe rose, ornée de dentelle. Ayant entendu Pacal échanger quelques mots en français avec son père, elle s'approcha, fit une révérence et dit en français, presque sans accent :
– Bonjour messieurs.
– Bonjour, mademoiselle, vous avez une bien belle robe, répondit Pacal dans la même langue en se penchant sur la fillette.
Des tresses blondes, arrondies comme deux anses de pot, sur une tête fine, un nez retroussé et un regard myosotis conféraient à l'enfant une promesse de beauté future.
– Ainsi, vous parlez français. Vous, si jeune, où l'avez-vous appris ? demanda Desteyrac.
La réponse vint d'une dame, qui se présenta comme étant la tante de l'enfant. Elle s'exprima en anglais.
– L'arrière-grand-père de Susan, c'est-à-dire mon grand-père, Guillaume Métaz, vint de la Suisse romande s'établir aux États-Unis en 1820 6 . C'était un ami de Louis Agassiz et, comme notre regretté savant, originaire du canton de Vaud. C'est pourquoi, en famille, il nous arrive encore de parler français. Car, jusqu'à sa mort en 1851, mon grand-père a toujours voulu que ses descendants apprennent cette langue, dit la dame.
– Ma tante Fanny parle aussi français, observa la fillette.
– Des plus intéressantes conversations que la tienne, ces messieurs peuvent avoir, dit la dame, s'exprimant cette fois dans un français traduit de l'anglais.
Emmenée par sa tante à l'autre bout du salon, la fillette ne cessa, en marchant, de se retourner, pour fixer de son regard clair ce jeune homme, qui ne ressemblait pas aux autres.
Quand il rapporta cette amusante rencontre à Bob Lowell, Pacal découvrit que la famille de Guillaume Métaz, le Vaudois, était connue de Bob Lowell.
Le jour de l'arrivée des Bahamiens, le Phoenix , sous voiles de manœuvre, avec son élégante coque blanche, sa figure de proue dorée à l'or fin et son équipage discipliné, avait fait sensation au milieu des voiliers de commerce et des vapeurs anglais. Près de ces navires, qui apportaient marchandises et
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