Un paradis perdu
voile noir, elles psalmodiaient le chant funèbre des Taino, qu'elles interrompraient à la mort du cacique pour couper leur chevelure en pleurant.
À l'intérieur de la hutte, Charles trouva Maoti-Mata allongé sur un lit de palmes, tenant en main une branchette de yucca, attribut du dieu Yocahu, principe suprême des Taino. Autour de la couche étaient disposées des statuettes de bois, les zemis personnels du chef indien. À la clarté des lampes, dans lesquelles brûlait une huile parfumée, Charles s'approcha de son vieil ami qui, l'œil vif, ne paraissait nullement au seuil de la mort.
– Demain sera mon dernier jour et je voulais vous dire que vous êtes, avec lord Simon, le meilleur homme blanc que j'aie connu. Vous m'avez souvent apporté de l'amitié et je sais que mes petits-enfants vous doivent d'avoir acquis des connaissances et les bonnes manières, qu'avec Ounca Lou vous leur avez apprises par l'exemple. Il est temps, pour moi, de rejoindre mes ancêtres, au-delà du soleil.
Charles savait que le paradis des Arawak des Bahamas se trouvait derrière le soleil, en un lieu qu'on ne pouvait voir, ni même imaginer. La clarté aveuglante de l'astre était destinée à dissimuler aux yeux des vivants un Éden verdoyant, au doux climat, parcouru par des rivières d'eau fraîche, planté d'arbres aux fruits délicieux. Le feu dévorant de Phébus empêcherait toujours les humains d'en approcher. Il savait aussi que tout apitoiement devant la mort serait perçu comme faiblesse de caractère. Seules les femmes pouvaient pleurer. Et les veuves ne devraient plus connaître d'homme.
L'ingénieur s'assit au chevet du mourant, sur le tabouret que Takitok, le petit-fils préféré du vieillard, approcha. Il lui était devenu facile de s'adresser aux Arawak dans le langage qu'ils aimaient entendre.
– Vous avez été pour moi un ami précieux, Maoti-Mata. Votre enseignement aurait dû me conduire à la sagesse, si je n'avais été, depuis ma naissance, prisonnier des fausses délices, ce que nous nommons civilisation et progrès. Je conserverai de vous un souvenir plein de lumière. Quand j'aurai des doutes sur la conduite à tenir, je ferai appel à votre esprit. Il m'inspirera le meilleur parti à prendre. Mon fils, qui vous doit son prénom de Pacal, a dans les veines un peu du sang des Arawak de sa mère, ce dont, vous le savez, il est fier.
– J'aurais aimé revoir aussi la gentille Ann. Elle m'a écrit plusieurs fois. Je sais qu'elle est maintenant guérie et heureuse avec le joyeux Mark Tilloy. Je me fais plus de souci pour ma petite Viola, qui a épousé ce Yankee sans mains, ajouta Old Gentleman.
Son souffle, après l'effort de cette conversation, devenait court et sifflant.
– Robert Lowell est un bon mari et Pacal vit sous son toit, dit Charles, se voulant rassurant.
– Quand je serai parti, je voudrais que vous écriviez à Pacal, pour que ce soit lui qui annonce ma mort à Viola, s'il vous plaît, mon ami.
– Il sera fait suivant votre volonté, grand chef.
Le vieillard fit signe à Charles d'approcher.
– Je veux vous offrir cette branche du yucca intouchable que j'ai planté à la mort de mon père. Comme celui de mes fils, désigné pour me succéder, en plantera un sur ma tombe définitive, ajouta le cacique.
Charles, appréciant ce don qui le mettait au rang des familiers du vieux sage, se leva pour recevoir la branche de la plante sacrée des Arawak, puis baisa avec respect la main qui la lui tendait.
– Allez en paix et veillez sur les miens comme je veillerai sur les vôtres, acheva le patriarche, s'abandonnant pour la première fois à une bouffée d'émotion.
Aussitôt, une femme répandit sur le plateau de la statuette représentant la Cahoba, divinité des Arawak intermédiaire du Grand Esprit, une poudre hallucinogène qu'elle enflamma. Ainsi, Maoti-Mata quitterait la vie en douceur.
Comme Charles, très ému et attristé, quittait la hutte, Takitok le rejoignit, alors qu'il allait monter dans le boghei.
– Mon grand-père ne peut le demander, mais je crois qu'il aurait voulu revoir lord Simon, dit l'adolescent.
– Je vais le prévenir. Je suis certain que, lui aussi, voudra revoir une dernière fois Maoti-Mata, dit Charles.
En rentrant chez lui, il se détourna par Cornfield Manor. Sitôt informé, lord Simon fit atteler pour se rendre au chevet d'Old Gentleman, inestimable
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