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Un paradis perdu

Un paradis perdu

Titel: Un paradis perdu Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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entre Buenos-Aires et Rouen –, et aussi le fil de fer barbelé de Joseph F. Glidden, fort apprécié des éleveurs pour clôturer les pâturages en attendant que les militaires en fassent un usage moins bucolique. Bien d'autres nouveautés, dans les domaines les plus variés, faites pour rendre plus aisée la vie quotidienne des citoyens, étaient offertes à l'attention des visiteurs. Ceux venus d'autres États de l'Union ou de l'étranger trouvaient un hébergement confortable dans un hôtel de mille chambres, construit par la Pennsylvania Railroad.
     
    Au jour de l'inauguration par Ulysses Grant, président des États-Unis, Robert Lowell, en congé du MIT, se tenait au stand de Baldwin's Locomotive Works, entreprise qui produisait maintenant plus de cinq cents locomotives par an. Le chemin de fer, comptable d'autant de fortunes que de faillites, était le plus sûr moyen de transport aux États-Unis.
     
    Deux semaines après l'ouverture de l'Exposition, on comptait déjà vingt-cinq à trente mille visiteurs par jour. Chacun devait acquitter un droit d'entrée d'un demi-dollar.
     
    Le professeur Lowell – à qui sa Medal of Honor 2 et ses mains de bois et cuir valaient la chaleureuse considération due à un ancien combattant de la Civil War  – vantait aux ingénieurs de passage, aux dirigeants et actionnaires des compagnies de chemins de fer les avantages des nouvelles locomotives Baldwin à dix roues. Il ne pouvait alors imaginer les conséquences qu'auraient, pour lui et d'autres, une absence prolongée de son foyer.
     
    Depuis des mois, Pacal Desteyrac-Cornfield s'offusquait en silence du fait que son professeur semblât de plus en plus ignorer l'existence de Viola. À table, il n'adressait la parole à sa femme que pour régler des affaires domestiques. Dans l'expression comme dans le ton, on ne percevait, chez les époux, aucun désaccord patent, seulement une désinvolture autoritaire mais courtoise de la part de Bob, à laquelle répondait une indifférence boudeuse de Viola. Les silences du couple paraissaient à Pacal lourds de dissimulations oppressantes, de rancœurs inavouées, de craintes diffuses. Cela créait dans ce foyer, fort riant deux ans plus tôt, une atmosphère étrange, heureusement égayée à certaines heures par Leontyne et Richard, beaux enfants de sept et six ans. Cheveux blond-roux, teint clair et taches de rousseur, comme leur père, ils n'avaient reçu de leur mère, pure Arawak, que le nez busqué et les yeux fendus en amande. De cette évidente suprématie des gènes paternels, Lowell tirait une sorte de vanité que Pacal estimait désobligeante pour Viola.
     
    Richard et Leontyne sollicitaient avec aplomb l'étudiant quand il s'agissait d'assembler un jeu de construction, de réparer la roue d'une charrette, de faire une partie de dominos ou encore, quand le sommeil tardait à venir, pour jouer la pantomime en faisant gesticuler des marionnettes ou pour peupler d'ombres chinoises un mur de leur chambre.
     
    Dès le départ de Bob pour Philadelphie, l'ambiance, à l'heure des repas, que Viola et Pacal prirent désormais tête à tête, devint moins pesante, plus franche, même gaie. Après quelques jours, l'Arawak retrouva le sourire, le goût de la conversation et cette nonchalance, faite de légèreté et de grâce, propre aux filles des îles. Pour avoir autrefois appris le français au foyer des Desteyrac, elle aimait s'entretenir dans cette langue avec Pacal, ce qu'elle s'interdisait en présence de son mari. Il leur arrivait même d'échanger des plaisanteries en créole bahamien.
     
    Le français permettait aussi d'user du tutoiement, comme au temps où, adolescente, Viola assistait sa sœur aînée, Alida, nurse de Pacal. L'absence de Robert Lowell et, partant, une liberté de rapports retrouvée recréèrent une intimité jusque-là refoulée entre le garçon de dix-neuf ans et la femme de vingt-neuf.
     
    Sachant que Viola ne pouvait être heureuse ni dans un pays où les Indiens, d'où qu'ils vinssent, étaient méprisés ni dans un foyer où elle se sentait plus servante qu'épouse, Pacal se garda d'encourager les confidences de la jeune femme. Viola, assez fine, se doutait d'ailleurs que l'élève de son mari pouvait aisément deviner ce qu'elle eût pu lui apprendre. Elle lui demanda seulement de conserver une attitude respectueuse et de mesurer ses propos en présence des domestiques, notamment de Martha, la nurse des enfants, une grosse fille de

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