Un paradis perdu
Pacal, qui rêvait depuis des années de connaître l'Angleterre et la France.
D'un geste, lord Simon imposa à nouveau le silence.
– Ce voyage, je veux que nous le fassions ensemble, Charles, Otti, Pacal et moi. Ne suis-je pas le cicerone le plus qualifié ? compléta-t-il, goguenard.
Tous applaudirent cette proposition et l'on convint que la saison idéale serait le printemps 1878. Philip Rodney conduirait la famille à New York, à bord du Centaur , plus confortable que l' Arawak , et de là on embarquerait sur un paquebot de la Cunard pour Liverpool, par où devait, d'après le lord, commencer la visite.
– Étant donné mon âge, ce sera certainement mon dernier voyage at home , dit-il, usant de la formule des Anglais dispersés dans l'Empire pour évoquer la mère patrie.
Après qu'on eut vidé les coupes, commentaires et propositions fusèrent, d'un bout à l'autre de la table. On laissa toutefois au maître de l'île, qui assumerait tous les frais de l'expédition, le choix de l'itinéraire européen.
– Nous irons à Manchester, voir les filatures dont tu seras un jour propriétaire. Tu connaîtras ta grand-tante, ma sœur Ann et son foutu mari, qu'on appelle Willy Main-Leste, tu es en âge de comprendre pourquoi, dit lord Simon s'adressant à son petit-fils.
– Et après ? s'impatienta ce dernier.
– Ensuite, nous te ferons visiter Londres, où je te présenterai à mes vieux amis encore en vie. Tu ne devras pas perdre un instant de vue que tu es un futur lord et que cela impose des devoirs qu'on ne peut ignorer, précisa Simon.
Il fut convenu qu'on visiterait aussi Paris, car on ne pouvait oublier que Pacal avait du sang français et une grand-mère très âgée, qu'il n'avait jamais vue. Enfin, Rome s'imposait, ainsi qu'Athènes, parce que, pour un Cornfield, ancien étudiant d'Oxford, ces villes conservaient d'inestimables témoignages des origines de la civilisation.
La question se posa ensuite de savoir qui, pendant l'absence de ce que lord Simon appelait maintenant avec un certain plaisir « la famille », assumerait les responsabilités à Soledad. Il en était toujours ainsi depuis la mort du major Edward Carver, et le maître de l'île n'osait confier cette charge à sa sœur Lamia. Agée de soixante-quatre ans et bien que fort active – la veille, elle avait encore harponné un requin blanc –, Fish Lady, retirée sur son îlot, n'en sortirait qu'en cas de catastrophe. En vieillissant, Lamia semblait se dessécher comme un arbre privé de sève, et sa peau, recuite par le soleil, ne la différenciait plus guère des indigènes. Quant à l'opulente toison frisée, de tout temps incoiffable, elle conservait ses reflets gris acier.
Après réflexion, c'est à Lewis Colson que lord Simon décida de confier la gestion de son domaine, étant entendu que, dès son retour à Soledad, Philip Rodney assisterait le commandant. Alerte et d'esprit prompt, le veuf portait allégrement ses soixante-dix ans mais, fort réaliste, répétait qu'à cet âge la santé devient un état aléatoire.
La perspective d'un tour d'Europe réjouit fort Ottilia. Elle prit la main de Charles et, le feu aux joues, se pencha vers lui.
– Ce sera pour nous une sorte de voyage de noces, surtout si nous incluons Venise au périple. Je rêve de naviguer sur les canaux en gondole, comme les boutiquiers anglais qui empruntent de quoi s'offrir Venise, dit-elle.
Le dîner étant suivi d'une réception pour les notables de l'île, lord Simon demanda que l'on tînt secret, jusqu'à nouvel ordre, le projet évoqué entre intimes.
Ce soir-là, on dansa à Cornfield Manor. Charles et Otti, qui n'avaient rien perdu de leur goût et de leur entente pour la valse, initièrent Pacal et Anacona à cette danse, que les puritains de Boston interdisaient à leurs filles. La jeune Cubaine ayant un sens atavique du rythme, Pacal l'entraîna ensuite dans une démonstration de mazurka, danse autorisée chez les puritains les plus émancipés, car ne nécessitant pas le contact des corps.
Au milieu de la nuit, quand les derniers invités eurent quitté le manoir, lord Simon prit Charles et Pacal à part.
– J'ai aussi décidé qu'à l'occasion de notre séjour en Angleterre le Phoenix , tel l'oiseau mythique, ressuscitera de ses cendres. J'irai commander aux chantiers de la Mersey un nouveau bateau. C'est pourquoi Maitland viendra avec nous. C'est
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