Un paradis perdu
secrétaire, afin que je sois prêt, à sa mort, à partout lui succéder. Je trouve fort hâtives ces dispositions. Lord Simon est robuste et sa santé serait parfaite, m'a dit Uncle Dave, s'il n'entretenait pas sa goutte au porto et au whisky.
– Il est robuste mais, comme nous tous, mortel, et les dispositions qu'il prend relèvent d'une prévoyance indispensable, Pacal. Un jour, même si nous le souhaitons tous lointain, vous aurez à gérer des affaires très importantes, dit Ottilia.
– Et à gouverner Soledad ! Plus qu'une île, c'est une parcelle de l'Empire, que Charles II a confié in aeternam aux seuls Cornfield, renchérit gravement Lamia.
Chaque fois que l' Apollo livrait à Nassau les récoltes d'éponges et d'écaille de tortue, les fruits et les primeurs d'Eleuthera, les conserves d'ananas destinées aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne et les roses et orchidées maintenant cultivées pour l'exportation, Pacal embarquait avec son père et Philip Rodney. C'était officiellement pour s'instruire, s'accoutumer aux matoiseries des courtiers, des agents, des importateurs américains ou européens, apprendre à déjouer les manigances des grossistes du Sponge Market , la Bourse aux éponges de Frederick Street. C'était aussi pour assister à des manifestations sportives, car, cette année-là, les Bahamiens se mirent aux sports d'équipe.
Le football, introduit à Nassau par les officiers et marins du HMS Bullfinch , en escale, avait donné lieu, le 25 mai, à l'organisation d'un premier match sur Town Parade. Plus tard, Le Nassau Guardian ayant annoncé que, le 11 octobre, serait disputé le premier match de polo sur Eastern Parade, à la pointe est de New Providence, lord Simon intervint pour faire engager son petit-fils dans l'équipe du yacht-club.
– Je fais mettre l' Arawak sous pression : nous embarquons tes poneys qui, depuis leur arrivée de Boston, se font de la graisse et tu vas montrer comment tu joues du maillet sur un terrain, qui ne vaudra certainement pas la pelouse de Harvard, s'exclama Simon, enthousiaste.
À part deux officiers anglais, qui avaient déjà pratiqué le polo en Jamaïque, les fonctionnaires britanniques de Nassau, assez fortunés pour entretenir deux chevaux, jouaient leur premier match. Ils ne furent pas adversaires difficiles et l'équipe de Pacal l'emporta, lui-même ayant expédié cinq fois la balle de bois entre les poteaux.
– Succès facile, commenta lord Simon.
Montre en main, il avait vérifié que l'arbitre ne prolongeait pas, au-delà de trois minutes, le repos entre les périodes de huit minutes.
– Ils ont commis des erreurs, qui n'ont pas été sanctionnées, comme couper la route au cavalier qui pousse la balle, mais je me suis bien amusé et j'ai promis de revenir, dit Pacal.
Retirant son casque, il s'essuya le visage avec la serviette que lui tendit, geste inattendu, une jeune spectatrice.
– Vous êtes, monsieur, un excellent cavalier. Aurai-je, un matin, l'occasion de monter en votre compagnie ?
– Pour cela, il vous faudra venir à Soledad, intervint lord Simon, qui trouvait cette demande effrontée.
Pacal sourit, s'inclina et s'éloigna vers le vestiaire, pour quitter ses bottes et se changer. L'audacieuse demoiselle le suivit du regard et lui se retourna, pour prendre congé en agitant la serviette, montrant ainsi qu'il entendait la conserver en souvenir de cette journée.
Quand, un peu plus tard, il retrouva son grand-père, son père, Ottilia, John Maitland et Uncle Dave, à la terrasse du Royal Victoria Hotel où tous étaient descendus, le jeune homme voulut savoir pourquoi lord Simon s'était montré désagréable avec une jeune personne, aimable et plutôt jolie, venue offrir au vainqueur une serviette parfumée au patchouli.
– Parce que c'est encore une de ces filles à marier ! Elle fait partie des Upper Ten , les dix riches familles qui se prennent, à Nassau, pour la haute société, le cercle du gouverneur, sir William Robinson, pour qui je n'ai pas grande estime, maugréa lord Simon.
– Et vous n'êtes pas le seul. Il a réduit les salaires des fonctionnaires de la Couronne, toujours payés avec retard, et il est fortement soupçonné d'avoir détourné des fonds publics, à son profit. Alors que les caisses sont à moitié vides ! dit Charles Desteyrac.
– La situation financière de la colonie est si mauvaise que le Nassau
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