Un paradis perdu
disant son regret de ne pouvoir être présent à la cérémonie de remise des diplômes de fin d'études.
Car, en juin 1877, parvenus avec succès au bout de l'année universitaire, les deux amis s'étonnèrent de n'avoir pas eu conscience de la fuite du temps. Quand Pacal écrivit à son père qu'il recevrait son diplôme le 25 du mois, Charles répondit qu'il serait présent avec Ottilia, lord Simon mettant l' Arawak , commandé par John Maitland, à leur disposition.
– Formidable, nous te porterons à New York en rentrant aux Bahamas, lança Pacal à Thomas, de qui le père, souffrant, ne pouvait se déplacer.
Le Graduation Day se déroula, comme chaque année, dans une ambiance de fête, et les tribunes construites pour la circonstance se remplirent de familles et de jeunes filles venues voir leur boyfriend honoré du titre de Bachelor . Puis commença, à travers le campus et la ville, la parade. Derrière les musiques marchaient, suivant la tradition, avec le doyen de l'université, d'anciens élèves, devenus millionnaires et donateurs de subsides. En redingote et haut-de-forme, ils accompagnaient le gouverneur du Massachusetts, les maires de Cambridge et de Boston, que suivaient les élus, les shérifs du comté et les invités de marque ou étrangers.
Dès le lendemain de la parade, après les banquets organisés par chaque promotion, les Bahamiens et Thomas Artcliff embarquèrent sur l' Arawak . Bien que peint en blanc et sous pavillon britannique, le vapeur rapide rappelait, par sa ligne basse et sa cheminée inclinée, les bateaux des forceurs de blocus, qui avaient tant agacé les Nordistes en approvisionnant l'ennemi sudiste. Les Bostoniens ne manquèrent pas de le remarquer et, dans les tavernes, les marins bahamiens entendirent quelques réflexions désobligeantes, alors que les dernières troupes de l'Union venaient de quitter les États du Sud, maintenant soumis à ce que les Yankees nommaient Reconstruction .
Au cours de l'escale à New York, les parents de Pacal firent connaissance avec les Artcliff et rendirent visite à Jeffrey Cornfield. Le vieux banquier, s'estimant déshonoré par ses faillites successives et, plus encore, par la fin honteuse de son fils en Australie – on colportait son histoire à Wall Street –, refusait de sortir de chez lui. Il demeurait, la plupart du temps, prostré dans un fauteuil, quand il ne brûlait pas, avec l'aide de Gladys Hamer, de vieux papiers dans sa cheminée.
– On dirait qu'il prépare sa fin, dit Charles.
– Gladys m'a dit qu'il avait fait décrocher du mur du salon le portrait de sa défunte épouse, pour le faire suspendre, en face de son lit, dans sa chambre, précisa Ottilia.
Les Bahamiens s'attardèrent à New York jusqu'au 4 juillet, pour célébrer avec Eleanor et Alastair Gregory Artcliff, très attachés aux traditions patriotiques, le cent unième anniversaire de l'indépendance des États-Unis. S'adressant à Charles, le père de Thomas porta à cette occasion un toast chaleureux.
– Il nous est agréable de recevoir, en ce jour, à notre table, un Français, car nous n'avons pas oublié le rôle que jouèrent vos compatriotes, La Fayette, Rochambeau et La Rouerie, entre autres, au côté de George Washington, pour nous aider à conquérir notre indépendance, dit l'architecte.
– Attention, père, lady Ottilia et Pacal sont anglais, lança Thomas par espièglerie.
S'ensuivit une légère confusion chez ses parents, qu'Ottilia s'empressa de dissiper en rappelant que, ayant épousé un Français, elle se trouvait maintenant dans le camp des libérateurs.
– Quant à notre fils, Pacal, bien que futur lord, il est avant tout bahamien, ajouta-t-elle, applaudie par tous.
Charles Desteyrac profita de cet instant pour demander quel était l'avancement du monument, qui, sur Bedloe Island, dans la baie de New York, allait recevoir la monumentale statue de la Liberté éclairant le monde , œuvre du sculpteur Frédéric Auguste Bartholdi. Il rappela que la France, à la suggestion de l'historien Édouard Laboulaye, avait décidé d'offrir cette œuvre aux États-Unis pour marquer le centenaire de leur indépendance.
– Pour construire le piédestal, une souscription a été ouverte chez nous. Mais on a eu du mal à réunir les fonds nécessaires. Et je crois que ce n'est pas demain que votre Liberté veillera sur le port de New York, dit Alastair Gregory
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