Un vent d'acier
lorsque, le 16 floréal, 5 mai, Howe fut décelé par les frégates croisant à la sortie de l’Iroise. Sur la République, Fernand vit, dans le gris mauve qui perlait l’atmosphère du soir, monter de la haute mer des pyramides roses derrière lesquelles d’autres, puis d’autres, puis d’autres encore apparurent en se dédoublant. Le lendemain, vingt-six vaisseaux de ligne, dont les moins gros étaient des 74, défilèrent devant le canal des Irois où ils n’osèrent point s’aventurer. Les jours suivants, les bâtiments d’observation constatèrent que l’escadre anglaise avait établi son blocus au large d’Ouessant. Elle comptait toujours vingt-six voiles. Pourquoi vingt-six, au lieu des trente-deux annoncées par le Comité de Salut public ? Le renseignement pouvait être inexact, ou encore lord Howe avait pu se voir contraint de détacher six navires pour protéger quelque convoi anglais, mais il pouvait aussi avoir envoyé une division s’embusquer dans le sud.
Une fois de plus, les frégates partirent en reconnaissance. Elles battirent la mer jusqu’à l’estuaire de la Gironde sans découvrir d’autres ennemis que des corsaires. La République s’empara de l’un d’eux par le travers des Glénans, et Fernand, comme plus jeune officier, fut chargé de conduire la prise à Brest. Il y arriva pour recevoir l’ordre de faire porter son coffre sur le Patriote : un deux-ponts de quatre-vingts canons. Les bâtiments légers n’ayant point à intervenir dans une bataille, Jean Bon leur enlevait quelques officiers subalternes, choisis parmi les meilleurs, pour renforcer les états-majors trop faibles sur la plupart des vaisseaux.
Quatre jours plus tard, les vingt-six navires de ligne se trouvaient ancrés en bon ordre à la sortie du goulet, dans l’anse de Berthaume. Le lendemain, 16 mai, le vent étant favorable, les ancres furent dérapées. L’escadre entière sortit de l’Iroise, cinglant droit devant plein ouest, à la suite de la formidable Montagne qui battait pavillon amiral. Jean Bon Saint-André était à bord, avec Villaret-Joyeuse : un ex-noble qui avait commandé des frégates sous Suffren. Loin d’émigrer, il se montrait ardent défenseur de la France républicaine. Il avait su mériter l’estime et la confiance du représentant. Simple lieutenant de vaisseau, il s’était vu promouvoir directement contre-amiral, puis avait reçu le commandement en chef. Saint-André l’appuyait de tout son pouvoir. Le destin du convoi et, partant, celui de la république, reposait sur ces deux hommes également patriotes, également courageux.
Ce destin ne laissait pas Fernand sans inquiétudes. Il lui fallait tout l’optimisme de la jeunesse pour conserver le bel enthousiasme qu’il avait montré à Claude. Il ne pouvait pas ne point constater à quel point la plupart des vaisseaux étaient mal servis. On naviguait en colonnes, beaucoup avaient peine à garder les distances et à tenir la file. Le Patriote faisait à peine exception. C’était pourtant un excellent voilier, sensible, très manœuvrant, rapide, mais quelle différence avec l’équipage de la République, entraîné par des mois de sorties afin de chasser le corsaire et d’escorter les navires marchands ! Rien de tel que le métier de « chien du troupeau », avec ses perpétuels virements de bord, ses louvoiements, ses mises en panne, ses brusques élans à pleines voiles, pour former des gabiers. Trop de vaisseaux n’avaient encore manœuvré que sur rade. Le Patriote ne comptait pas un vrai matelot sur cinq. Son commandant : le lieutenant de vaisseau Charbonnier, que l’ancien régime avait laissé vieillir sous l’épaulette d’enseigne, était un fort bon marin, seulement il manquait d’effectifs. On devait appeler à la manœuvre les soldats de marine, c’est-à-dire en l’occurrence des paysans ou des citadins levés par la réquisition et tout juste exercés au maniement des armes. S’ils arrivaient, depuis peu, à ne plus confondre tribord avec bâbord, misaine et artimon, la nomenclature compliquée du gréement leur échappait. Ils ne comprenaient rien aux sifflets ni aux commandements. On ne pouvait que leur demander leur force pour aider les matelots de pont. Quant à les envoyer dans la mâture, il n’y fallait point songer. C’est à peine si les grenadiers étaient capables de gagner leur poste de combat dans les hunes. Les officiers, presque tous promus de l’année,
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