Une irrépressible et coupable passion
là-bas de
la famille susceptible de le reconnaître. En général, quand il était à
Syracuse, il faisait aussi signe à un camarade du lycée du nom de Haddon Jones,
qui vendait des assurances, mais même si ce dernier était au courant que le
mariage de Ruth était sordide et avait vu une photo d’elle, Judd ne lui avait
pas révélé de nom et il avait le sentiment que ce n’était pas encore le moment
de les présenter.
Elle lui prit la joue d’une main tendre.
« Oh, ne t’en fais pas pour ça, le tranquillisa-t-elle.
Nous aurons tout le temps pour les présentations une fois que nous serons
mariés. Pour l’instant, nous sommes dans notre petite bulle dorée, tous les
deux. C’est déjà le paradis. »
Elle avait envie de chop-suey et ils dînèrent ce soir-là
dans un restaurant chinois. Ruth fit don à Judd de tout son argent
liquide – trente-quatre dollars –, car il avait épuisé le sien, et
pendant qu’ils attendaient leurs plats, elle lui demanda :
« Tu te souviens, quand on s’est rencontrés, tu m’avais
parlé d’Audrey Munson… Elle est d’ici, non ?
— Pas loin. Plus au nord, près du lac Ontario. »
Judd se pencha pour approcher sa cigarette de l’allumette.
« Comment c’était, déjà, qu’elle avait tenté de se
suicider ?
— Avec du chlorure de mercure, indiqua Judd, en
soufflant sa fumée.
— Eh bien, j’ai fait des recherches et il y a un paquet
d’utilisations domestiques ! On peut se faire des bains de bouche avec en
cas de gingivite. En ingérer des doses réduites en cas de diarrhée chronique ou
de dysenterie. Il y a des lotions pour la peau, des gargarismes…
— Et c’est un poison », la coupa Judd, avec une
mine de shérif.
Elle sourit.
« Oh. Tu as saisi.
— J’aurais saisi les mains dans le dos.
— Mais pense un peu à tous les accidents possibles si
on ne fait pas attention.
— Oh, Albert, soupira Judd. Pauvre bougre.
— Tu ne me prends pas au sérieux ? »
Judd jeta un coup d’œil en direction de la cuisine.
« Ah, notre commande. »
Elle le regarda verser du whisky dans son verre, puis caler
sa cigarette dans l’encoche du cendrier. Elle mangea en silence, rageuse, et
cela fit enrager Judd à son tour. Un orchestre de cinq musiciens jouait des
succès tels que Linger a While, Rhapsody in Blue ou There’s a
Yes ! Yes ! in Your Eyes. Et soudain, Ruth sourit, les yeux
pétillants de yes ! yes ! et d’étincelles, comme si son humeur
venait de changer sous l’effet d’une drogue.
« Ça n’aura pas été une semaine divine ? se
réjouit-elle. S’il te plaît, promets-moi qu’à l’avenir, nous serons toujours
heureux comme ça.
— Oui, acquiesça Judd, surpris. À jamais. »
Ruth constata que la piste de danse était encore déserte et,
lorsque l’orchestre entama Somebody Loves Me, elle se leva et tira Judd
par la main, en lui lançant :
« Allez, Bud. À toi de jouer. Nous n’avons pas dansé
depuis notre départ. »
Judd se joignit à elle pour un fox-trot, mais le gérant
chinois s’approcha aussitôt pour rappeler à Judd :
« Pas droit danser dimanche. »
Ruth s’empourpra de fureur et vociféra :
« De quel droit viens-tu te fourrer dans nos pattes,
sale chinetoque ? On ne pourrait pas être tranquilles, rien qu’un
soir ? Pourquoi faut-il toujours qu’on nous enquiquine ? » Elle
se précipita vers leur table, récupéra son manteau en rat musqué et son sac à
main, et s’enfuit, en larmes, pendant que Judd réglait la note avec inquiétude.
Mais Ruth l’attendait dehors, devant la porte. Hoquetant de
rire.
« C’était pas drôle ? s’amusa-t-elle. Tu as vu sa
tronche ? »
Elle s’étira les paupières et se fit des dents de lapin, en
une grimace grotesque.
« Ce brave homme ne faisait que respecter la
loi », fit valoir Judd.
Ruth fronça les sourcils, en proie à un autre genre
d’exaspération.
« Ce que vous pouvez être triste et ennuyeux,
Mr Gray », lâcha-t-elle.
Elle le planta là et s’éloigna avec raideur dans un
cliquètement de talons en direction de l’Onondaga et comme Judd ne voulait pas
la suivre, il se dirigea vers l’Elks Club, où il but quatre verres pour se
calmer. Quand il poussa la porte de leur chambre, une heure plus tard, il
trouva Ruth penchée vers le téléphone posé sur la coiffeuse. Elle agita
cordialement les doigts vers lui en guise de salut et s’exclama :
« Oh, c’est formidable,
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