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Une tombe en Toscane

Une tombe en Toscane

Titel: Une tombe en Toscane Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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nous rien ne sera changé ici.
     
    Puis il s'éloigna dans la direction du portail. Le garde, qui l'avait vu venir, lui ouvrit la poterne en ôtant sa casquette et l'usine l'accueillit par ses bruits familiers. Il sentit soudain un étrange tressaillement de tout son être. Comme un fauve rendu à sa jungle, il reconnaissait l'appel de son milieu.
     
    Son père avait pour habitude de se découvrir en pénétrant dans le hall, il retira son chapeau et suivit le fantôme autoritaire qui l'entraînait, entre les rails du Decauville, vers les ateliers.
     
    « Allons, pensa-t-il, mais en fait il s'adressait au fantôme, c'est l'instant de prendre le commandement. »
     
    Le pas sec et assuré, il s'avança dans la symphonie hystérique des machines. Par elles son nom, Malterre, était gravé dans l'acier de millions de pièces éparpillées sur tous les continents, aux flancs des paquebots, des trains, des ponts, des centrales électriques, des chevalements de mines, des charpentes des docks et des flèches des cathédrales. Il retrouva l'orgueil de son père quand il disait : « Je tiens le monde avec mes poutres et mes écrous serrés. Songe que si, demain, j'étais doué du pouvoir magique de les faire tous tomber en même temps, les catastrophes prendraient une allure de fin du monde. »
     
    Jean-Louis, qui savait tout de cette torture de l'acier travaillé, sentait s'élargir sa puissance. Au seuil de ce hall, le fantôme qui l'avait approché venait de s'incorporer à lui. Il était devenu ce qu'il pleurait il y a une heure. Il était son père, et les ouvriers qui levaient les yeux de leur machine pour le voir passer ne constataient nulle différence. Leur sécurité était intacte, leur foi demeurait la même. Le patron passait. La mort n'avait rien changé.
     
    -Il a vraiment la gueule du vieux, dit un fraiseur au magasinier qui lui tendait un outil par son guichet. La mort du père Malterre a dû lui foutre un coup. Mais il est déjà là.
     
    Puis, comme le marin qui s'inquiète du changement de pilote en pleine traversée :
     
    - Est-ce qu'il fera le poids ?
     
    – Il le fera, répondit le vieux magasinier qui avait connu le grand-père Malterre. Regarde-le marcher. Je te dis, moi, qu'il a la classe. À preuve, c'est qu'il est déjà là. C'est pas lui qui laissera tomber.
     
    En traversant le vestiaire des fileteurs, Jean-Louis entendit des voix et des claquements de portes. Il jeta un coup d'œil dans les travées d'armoires métalliques où les hommes serraient leurs vêtements de travail. Il en vit plusieurs enfiler leur bleu sur leur costume des dimanches. C'étaient ceux de la délégation qu'il avait vus au cimetière.
     
    - M..., il est déjà là, lança un chef d'équipe à son voisin, occupé à plier soigneusement sa cravate. Il a fait vite.
     
    - Ça fait rien, dit l'autre. Il aurait pu rester avec sa mère.
     
    - Pour quoi faire ? Les femmes ça pleure et puis c'est tout. Moi quand mon père est mort, en sortant du cimetière, je suis allé boire un pot avec mon frère, là où l'on s'arrêtait tous les samedis avec le vieux. Je le comprends, moi, le Jean d'être venu à l'usine...
     
    Le hall sud vibrait du chant des tours et des fraiseuses. Au ronron des moteurs électriques se mêlaient les cris grinçants que pousse l'acier quand l'outil bien affûté le déchire comme un scalpel dans une chute de copeaux élastiques bleus et brûlants, le grondement essoufflé des étaux-limeurs, le grignotement saccadé des fraiseuses, le couinement des perceuses radiales, le hululement rageur des ponts roulants qui s'élancent comme des trains aériens prisonniers entre deux butoirs, les soupirs exténués des presses reprenant leur souffle, et de temps à autre le contre-ut des meules crachant des queues de comètes.
     
    Et, par-dessus toutes ces sonorités organiques, dans le lointain fumeux du hall est, le coup de cymbale des marteaux-pilons.
     
    Les puissants travaux de l'acier, Louis Malterre les aimait. « La vraie chanson du métal torturé mais triomphant, disait-il souvent, n'est pas celle qu'on entend gronder dans les hauts fourneaux ou siffler dans les cylindres des laminoirs. Elle est là, dans le finale, quand le fer va devenir objet, quand il va naître au monde sous la multitude de ses formes utiles. C'est une nativité subtile que les obscurs accoucheurs des tours ou des fraiseuses ne comprennent pas. C'est notre jouissance à nous. »
     
    Jean-Louis avait traversé le

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