Une tombe en Toscane
encore une vaine formule de fonctionnaire. Garçons et filles obéissaient et leurs écarts de conduite étaient punis sans qu'ils aient l'idée d'alerter la justice pour une gifle, alors reçue et acceptée, car le plus souvent méritée. Les écoliers écoutaient leurs maîtres et apprenaient leurs leçons, les lycéens n'insultaient pas leurs professeurs, les étudiants ne tutoyaient pas les leurs. Les bacheliers avaient seize ou dix-sept ans et savaient que Louis XVI régna avant Napoléon I er et Louis XVIII après ! On comptait en France, en 1959, moins d'un million de récepteurs de télévision et la moitié des provinciaux ne pouvaient, faute de relais, recevoir la seule chaîne en service.
On ne fumait pas de haschisch dans les surprises-parties villageoises. On dansait sur la musique d' Orfeo Negro, on se pâmait quand Ray Charles chantait Georgia in my mind, et l'on pleurait dans les cinémas devant Hiroshima mon amour. Bref, on était encore sentimental... pour quelque temps !
Les rapports entre jeunes gens et jeunes filles relevaient du flirt plus que de la liaison. On était amoureux avant d'être amants et celle qui se donnait à un garçon prenait le risque d'une grossesse qui serait unanimement condamnée et mettrait sa vie en danger en cas d'avortement par les faiseuses d'anges trop bien nommées. L'offrande du corps était alors une preuve d'amour, pas une simple conjonction de désirs élémentaires. On ne se donnait pas rendez-vous dans un lit comme dans un bar !
Depuis la publication d'Une tombe en Toscane, Mai 68 a rendu caduques bon nombre de valeurs qui avaient encore cours, en province, il y a quarante ans. Le patronat héréditaire n'ose plus dire son nom, la pilule contraceptive a banalisé les rapports sexuels, Concorde a mis New York à trois heures de Paris, des hommes ont marché sur la Lune, l'ordinateur est devenu l'indispensable serviteur, Internet a mondialisé les échanges informatiques. Espace et temps s'étant réduits, notre planète s'est ratatinée comme un fruit sec. Pendant les décennies prospères, les jeunes ont délibérément renoncé à toute quête mystique. Depuis peu, ils semblent y revenir, parfois à travers de faux-semblants, telles les sectes. Les savants, quoiqu'ils s'en défendent, sont disposés à fournir bientôt à chaque homme son double de rechange !
Il se pourrait que l'intérêt de la réédition d'un livre de jeunesse tienne donc, pour le lecteur sans préjugés, aux anachronismes qu'il révèle. L'accélération de l'histoire, en quarante années, fut telle que le monde d'hier est encore plus lointain que ne l'indique le décompte arithmétique des jours.
Pour l'auteur, la relecture de ce roman, dont il ne renie rien, fut un constat rassurant. Déjà sont présents dans Une tombe en Toscane les thèmes auxquels il reste attaché. Le triangle néo-platonicien - l'art, l'amour, la mort – dans lequel sont enfermées nos vies ; le goût du passé et des voyages de découverte ; les histoires secrètes des familles longuement développées plus tard dans les séries Louisiane et Helvétie. Il confesse aussi l'influence non dissimulée des fameux duettistes des lettres anglaises du XVIII e siècle, Johnson et Boswell, de Charles Morgan, auteur de l'inoubliable Fontaine, avec qui il correspondait à l'âge de seize ans ; celle encore d'Aldous Huxley, le maître du roman intelligent, de Valery Larbaud, de Henry James, de Thomas Mann et de quelques autres qui font escorte aux grands classiques grecs, latins et français de ses humanités.
Atteindre à l'immobilité de l'axe de la roue qui tourne, concilier action et contemplation, tel était le but mystique inexprimé des héros d' Une tombe en Toscane, roman de jeunesse. Tous ceux qui, sous la plume du même auteur, leur succédèrent, ont tenté, pas à pas, de se rapprocher de cet idéal que ni l'évolution des mœurs et des technologies, ni les philosophies de bazar, ni les snobismes idéologiques qui passent, ne peuvent abolir.
M. D.
janvier 1999.
PREMIÈRE PARTIE
LA FIN
1.
Les porteurs posèrent le cercueil devant le caveau des Malterre. D'autres croque-morts disposèrent les gerbes et les couronnes, si nombreuses qu'un fourgon spécial avait été nécessaire pour les transporter, pendant que la foule convergeait en files sinueuses et lentes entre les tombes, vers l'apothéose d'une cérémonie conduite par un ordonnateur venu tout
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