Vers l'orient
étaient contraints de le faire
aussi, mais ils insistèrent pour que nous cheminions au moins à un farsakh d’écart
par rapport à la piste qu’ils avaient empruntée à l’aller. C’est que, nous
assurèrent-ils, cela portait malheur de reprendre la même route que celle par
laquelle on était venu.
Tout comme il était maléfique, firent-ils remarquer la
première nuit où nous campions ensemble sur la piste, que l’un d’entre nous
s’asseye avec les autres la tête basse et les yeux remplis de chagrin, ou qu’il
laisse reposer sa joue ou son menton sur sa main en signe de méditation
intérieure. Cela pouvait, selon eux, attirer la tristesse sur l’ensemble du
groupe. Ils nous expliquèrent cela tout en lançant des regards gênés en
direction d’oncle Matteo, assis exactement de cette façon et qui paraissait en
effet fort mélancolique. Nous avions beau, mon père et moi, tenter de l’égayer
un peu, il avait tôt fait de replonger dans son chagrin.
Très longtemps après la mort d’Aziz, mon oncle demeura
avare de mots, soupirant souvent, l’air pitoyable et affligé. Alors que je
m’étais auparavant efforcé d’adopter, face à sa nature si peu virile, une
attitude ouverte et tolérante, je me sentais à présent plutôt saisi d’un mépris
amusé en même temps qu’un brin exaspéré. Nul doute qu’un homme capable de
trouver un plaisir sensuel avec une personne de son sexe pouvait aussi
concevoir à son égard un sentiment d’amour profond et durable, et une telle
ardeur vraie – comme celle certes plus conventionnelle de l’amour traditionnel
– peut assurément mériter l’estime, l’admiration et le respect. Cependant,
oncle Matteo n’avait eu avec Aziz qu’un seul contact sexuel, et encore, presque
insignifiant, en dehors duquel il n’avait pas été plus proche du jeune garçon
qu’aucun d’entre nous. Nous étions tous peinés pour Aziz, et sa mort nous
causait un véritable chagrin. Mais qu’oncle Matteo persistât de la sorte, comme
un homme pleurerait sa femme après de longues années de bonheur partagé, me
semblait plutôt relever de la farce grotesque. Il était certes toujours mon
oncle, je continuais à le traiter avec toute la déférence qui lui était due,
mais, en mon for intérieur, j’en étais arrivé à me dire que derrière ce
physique d’athlète, rude et costaud, il manquait de véritables tripes.
Personne ne pouvait regretter plus que moi la mort
d’Aziz, mais je m’étais interdit de donner libre cours à toute lamentation,
m’étant rendu compte que c’était pour des raisons finalement assez égoïstes. En
effet, j’avais promis à Sitarè et à mon père que je préserverais l’enfant de
tout malheur et j’avais failli à cette tâche. De façon tout aussi égoïste, je
trouvais dommage d’être privé d’un être qui eût été digne de vivre dans mon
monde. Certes, ce type de regret est courant lors d’un décès, mais il n’en reste
pas moins une manifestation bien réelle d’égocentrisme. Nous autres qui avons
survécu sommes privés du cher disparu. Mais lui, quand on y pense, se trouve
soudain privé de tout : il perd d’un seul coup le monde tout entier,
chaque élément qui le compose, en une fraction de seconde ! Et cette perte
effroyable mériterait à elle seule une douleur si puissante, si ample et si
dévastatrice que ceux qui restent seraient bien incapables de lui donner libre
cours.
Enfin, il y avait une dernière raison toute personnelle
qui me faisait déplorer la mort de l’enfant. Je ne pouvais m’ôter de l’esprit
l’admonestation de la veuve Esther me disant qu’il valait mieux qu’un homme
saisisse de la vie toutes les opportunités qu’elle pouvait lui offrir, de peur
qu’il n’eût des regrets de ne pas l’avoir fait. Peut-être était-ce de ma part
un acte de vertu louable d’avoir décliné les avances d’Aziz et préservé ainsi
sa chasteté. Accepter aurait peut-être constitué un péché, puisqu’elle en
aurait été souillée. Mais tout de même, me demandais-je à présent, puisque
finalement Aziz aurait disparu de façon tragique et prématurée, au fond, quelle
différence ? Si nous nous étions étreints, il en aurait éprouvé un ultime
plaisir qui aurait constitué pour moi une expérience unique, de celles
susceptibles, selon l’expression qu’avait employée Narine, de « mener
l’homme au-delà de son ordinaire ». En définitive, que cela eût été
inoffensif
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