Victoria
n’importe quelle situation dans laquelle ils pourraient se trouver ( haute ou basse )”. On ne pensait jamais à cela auparavant, mais j’y pense toujours maintenant. »
Ce qui se passe en Irlande est abominable, ce qui ne s’y passe pas l’est encore plus. Le mildiou continue de détruire les cultures de pommes de terre. La population, affaiblie par plusieurs années de famine, est ravagée par le typhus. Les pouvoirs publics distribuent des rations de survie, quelques livres d’avoine par famille. Les scènes de la vie quotidienne rappellent le Journal de l’année de la peste , où Daniel Defoe décrit l’épidémie qui s’abattit sur Londres en 1665. Des squelettes fantomatiques errent par les villes et les campagnes, broutant l’herbe comme des bêtes. Ils se couchent sur les pas de porte et les talus, pour ne jamais se relever. Des souscriptions publiques affrètent des charrettes pour ramasser les morts. Près des églises, on les jette par des trappes dans des fosses communes. Dans les champs, les passants encore valides les recouvrent de terre là où ils sont tombés.
Pendant ce temps, l’Irlande continue de produire et d’exporter des denrées trop chères pour ses habitants totalement démunis. Des charrettes de grain, de farine et de beurre qui roulent vers les ports croisent celles qui ramassent les morts. Jour après jour, les journaux sont pleins de descriptions horrifiantes. Conscient de la gravité de la situation, Lord John Russell souhaite ouvrir l’Irlande à l’importation de céréales détaxées, mais ses collègues sont presque unanimes pour s’y opposer. Russell propose d’avancer 2 millions de livres pour acheter du blé indien ; il suggère une nouvelle loi sur les pauvres, au grand dam des propriétaires irlandais.
Lord Bentinck, le chef de file du mouvement protectionniste, échafaude un plan de 16 millions de livres pour la construction de chemins de fer en Irlande, ce qui aurait l’avantage de créer de l’emploi. Mais il ne faut pas s’y méprendre : son apparente philanthropie lui est manifestement dictée par Mr Hudson, le « roi du chemin de fer », et Mr Thomson qui lui fournit les matériaux.
L’action politique du gouvernement Russell est ainsi entravée par des luttes partisanes, dans un Parlement aux lignes brouillées par la scission du parti conservateur. Une législation limitant à dix heures la journée de travail et une autre sur le système de santé ne sont finalement adoptées que par le jeu de dissensions internes.
Par ailleurs, le pays est paralysé par une épidémie de spéculation, sur les chemins de fer, mais aussi sur le blé, dont la récolte de 1847 est excellente. Une loi de restriction bancaire, votée à l’initiative de Peel en 1844, qui indexe l’émission de papier monnaie sur les stocks d’or, restreint les liquidités disponibles pour le commerce. Lorsque la Banque d’Angleterre ne peut plus prêter d’argent, la panique flambe. Les faillites se multiplient : 117 firmes, 11 banques…
« Il n’y aura pas d’argent. Je ne peux pas vous donner ce que je n’ai pas », dit Sir Charles Wood, le chancelier de l’Échiquier, à Lord Clarendon, lord-lieutenant d’Irlande.
En Irlande, nombreux sont ceux qui, ayant encore assez de force pour se servir d’une arme, sont tentés de faire justice par eux-mêmes. On règle assez couramment leur compte aux propriétaires fonciers que la ruine et le boycott ont épargnés. Ceux qui défendent leurs intérêts prennent prétexte de ces attentats pour s’endurcir dans leur cynisme. Ces actes de violence ne sont pas des gestes de désespoir isolés : tout indique qu’ils sont organisés par ceux qui veulent exploiter la situation à des fins politiques. D’ailleurs, certains leaders nationalistes irlandais, comme Feargus O’Connor et Bronterre O’Brien, sont aussi des chefs du mouvement chartiste.
La Couronne n’est pas en position d’agir, ni même d’être l’instigatrice d’un engagement. Des dizaines, des centaines de millions de livres seraient nécessaires. C’est au gouvernement et non à la reine qu’appartiennent les initiatives politiques. Mais à tout le moins, un geste symbolique serait sans doute de nature à susciter un élan de générosité nationale. Cela mériterait bien qu’on affrontât les inévitables critiques. Pourtant, Victoria et Albert restent pétrifiés devant cette catastrophe. Leur silence impuissant passe pour une
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