Victoria
Votre Majesté nous a donné tant de preuves, et dans l’intérêt que vous avez toujours montré pour tous nos enfants, je me hâte de vous annoncer le mariage de notre fils Montpensier avec l’infante Luisa Fernanda. »
Victoria n’en croit pas ses yeux. Comment le roi des Français a-t-il pu rompre sa promesse plusieurs fois réitérée ? Quel besoin éprouve-t-il d’ajouter l’insulte à la tromperie en ne se donnant pas la peine d’écrire lui-même, mais en faisant annoncer la nouvelle par la reine dans une lettre aussi hypocrite ?
Une brève enquête auprès des services du nouveau gouvernement libéral permet de comprendre ce qui est arrivé. Au mois de mai, la reine mère Christina d’Espagne, exerçant la régence pour sa fille Isabella, a contacté le duc Ernest II de Saxe-Cobourg, frère d’Albert. Elle lui demandait de solliciter l’assistance de la reine Victoria, pour favoriser le mariage de la reine Isabella avec Léopold de Saxe-Cobourg-et-Gotha, neveu du roi des Belges. Le duc Ernest et le roi Léopold sont venus à Londres plaider leur cause. Victoria et Albert leur ont rappelé que cela était hors de question, en vertu des accords passés au château d’Eu avec Louis-Philippe lui-même, en présence des ministres français et britanniques, qui écartaient les Cobourg de la couronne espagnole.
Depuis lors, Lord John Russell a succédé à Sir Robert Peel au poste de Premier ministre de Sa Majesté. Dans le nouveau gouvernement, Lord Aberdeen a été remplacé au Foreign Office par Lord Palmerston. Au mois de juillet, Palmerston a envoyé à Mr Bulwer, l’ambassadeur britannique à Madrid, une dépêche faisant mention d’une liste de prétendants éventuels à la main de la reine Isabella, parmi lesquels figurait le nom du prince Léopold de Saxe-Cobourg-et-Gotha.
Jusque-là, il n’y avait rien que de très normal. Cependant, pour une raison qu’il n’explique pas, si ce n’est par une francophilie compulsive, Palmerston a montré le texte de cette dépêche au comte de Jarnac, l’ambassadeur de France à Londres.
Louis-Philippe s’est immédiatement saisi de ce prétexte pour s’estimer libéré de la parole donnée à Victoria et Aberdeen. Sans perdre un instant, il a discrètement mis à exécution le projet dont il s’était défendu. Les mariages de la reine Isabella avec le duc de Cadix et de sa sœur l’infante Luisa avec le duc de Montpensier sont d’ores et déjà conclus.
Victoria répond à Marie-Amélie que Louis-Philippe a rompu sa promesse. Elle enrage. La colère du pays est à l’unisson de la sienne. L’Angleterre et la France s’accusent mutuellement de perfidie. Il n’y a plus d’entente cordiale qui tienne. Victoria l’écrit à Léopold.
« Comment le roi peut-il jeter si légèrement aux orties l’amitié de celle qui l’a soutenu avec une affection si sincère, pour un douteux motif de promotion personnelle et familiale, voilà qui est pour moi, et pour tout le pays, inexplicable . Avoir confiance en lui , je crains de ne le plus jamais pouvoir. »
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Lucy Kerr, l’une de ses demoiselles d’honneur, lance une vieille chaussure derrière la reine après qu’elle a franchi le seuil de leur nouvelle maison d’Osborne. C’est une coutume écossaise, réputée indispensable pour conjurer le mauvais sort. Miss Kerr amuse la compagnie en faisant fondre du plomb, entre autres rituels de magie propitiatoire. En cette mi- septembre 1846, Victoria et Albert pendent la crémaillère. Les bâtiments sont à peine terminés, on a poussé les feux pendant des jours pour accélérer le séchage des plâtres. À la fin de ce premier dîner, quand on porte un toast à la santé du couple royal, le prince Albert répond aux vœux de prospérité en chantant un hymne de Luther, dont les paroles sont celles du psaume 128 :
Tu jouis alors du travail de tes mains,
Tu es heureux, tu prospères.
Ta femme est comme une vigne féconde
Dans l’intérieur de ta maison ;
Tes fils sont comme des plants d’olivier
Autour de ta table.
C’est ainsi qu’est béni
L’homme qui craint l’Éternel.
Il est vrai qu’Osborne House, dont la première pierre a été posée quinze mois auparavant, est financée entièrement par leurs propres revenus bien gérés. Déjà les enfants y courent en tous sens, suivis par des valets de pied en livrée écarlate. Dans leur cabinet d’étude, Victoria et Albert se sont fait installer des bureaux
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