Victoria
indifférence insensible.
Dans les derniers jours de juillet 1847, la reine se baigne pour la première fois dans la mer. Une machine de bain a été construite tout exprès. C’est une sorte de petite cabane sur roues qu’un cheval mène à reculons sur la plage. Victoria se change à l’intérieur, puis entre dans l’eau par cinq marches de bois, vêtue d’un ample costume noir et d’un bonnet de coton. Elle est enceinte pour la sixième fois.
C’est une fois de plus en Écosse que Victoria et Albert vont passer leurs vacances d’été. À bord de leur yacht escorté de quatre navires de guerre, ils font route vers le nord par la côte ouest. En mer d’Irlande, on fait halte deux heures pour réparer une roue à aubes.
« Albert a dit qu’il pouvait apercevoir la côte d’Irlande, mais je ne l’ai pas vue. »
Victoria souhaite se rendre en Irlande, mais une telle visite est jugée trop dangereuse pour le moment. Peut-être serait-il bon qu’elle songe à y résider régulièrement quelques mois chaque année. À plus d’un titre, toutefois, il est à craindre que le climat ne soit pas favorable.
Le Victoria & Albert longe la Clyde et Glasgow, contourne l’Écosse par le nord, passe l’île de Jura. Le Craig Aisla est couvert de milliers de fous de Bassan. L’un des navires donne du canon pour les amener à portée de fusil. Albert tente en vain de les tirer. Une quarantaine de bateaux à vapeur, remplis de curieux, entourent le yacht royal, qui remonte le loch Fyne et accoste à Lochgilhead. Ils traversent les foules, puis empruntent le canal Crinan à bord d’une somptueuse barge halée comme un chaland par des chevaux que montent des postillons vêtus d’écarlate.
Dans le détroit de Jura, près des îles de Coll et de Tiree, le soir venu, les rivages s’illuminent de grands feux pour saluer leur présence. Les habitants de ces contrées, Victoria le sait et le note dans son journal, ont terriblement souffert de la famine.
Partant de Jaffa, ils se dirigent vers la grotte de Fingal, l’étendard royal flottant à la proue de la barque rudement secouée par le ressac, le barreur criant ses ordres à la douzaine de rameurs pour passer entre les rochers. Ils pénètrent dans la caverne aux parois en colonnes de basalte. En des temps immémoriaux, la lave s’est figée en formes géométriques régulières. L’exaltation romantique que ce lieu inspire paraît un équivalent visuel de la musique symphonique de Mendelssohn. Les marins lancent trois hourras virils qui résonnent dans ce ventre de roche d’une façon surnaturelle. Ils s’enfoncent dans le noir.
Ils aimeraient s’évader plus souvent dans cette Écosse lointaine, qui leur semble comme un rêve éveillé. Au retour de cette nouvelle escapade touristique, le peintre écossais James Giles leur envoie à Osborne les croquis d’un château isolé au milieu de ses terres reculées, dans le comté d’Aberdeen. L’ancien locataire, Sir Robert Gordon, est récemment décédé : Victoria et Albert reprennent le bail de Balmoral.
32
Le 3 mars 1848, vers minuit, un certain Mr Smith arrive, transi de froid, dans une petite auberge de Newhaven. Le lendemain, il se dirige vers Claremont, propriété de son gendre Léopold, où Victoria lui donne asile. Cet homme hagard, qui a rasé ses favoris pour mieux fuir sans être reconnu, a cessé d’être le roi des Français.
Depuis quelque temps, il vacillait dangereusement sur un trône instable. Au déficit du budget s’ajoutaient d’insistantes rumeurs de corruption des milieux politiques. Parmi les détracteurs de la « monarchie de Juillet », le parti libéral a bénéficié des secrets encouragements de Lord Palmerston, ministre britannique des Affaires étrangères. La rupture de l’entente cordiale avec la Grande-Bretagne, au moment de la crise des mariages espagnols, a contribué à détruire le prestige de Louis-Philippe. La fatidique dépêche opportunément montrée au comte de Jarnac n’était peut-être pas une bévue aussi fortuite que Palmerston a voulu le laisser croire.
Puis, Louis-Philippe et Guizot ont pensé pouvoir endiguer les exigences de réforme sociale par une « volée de grenaille », en interdisant les manifestations. En février 1848, la campagne des banquets, organisée par les partisans d’un élargissement du corps électoral, s’est transformée en révolution. Alors même que Louis-Philippe abdiquait en faveur du comte de
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