Victoria
la noblesse comme la récompense du mérite. Chrétienne à la foi fervente et gardienne très protestante de l’anglicanisme, elle méprisait les bigots. Reine bourgeoise, pour qui le libéralisme économique équivalait à une loi de la nature, elle détestait les spéculations des milieux d’affaires et tous les jeux d’argent. Réticente pour cette raison à permettre aux Rothschild de devenir pairs du royaume, elle se voulait pourtant viscéralement dreyfusarde. Impératrice des Indes persuadée de la supériorité de la civilisation britannique, elle avait horreur du racisme et mettait un point d’honneur à respecter les religions différentes de ses centaines de millions de sujets. Éprise de justice sociale, soucieuse du bien-être de la classe ouvrière si méritante à ses yeux, elle n’accomplit presque rien pour réduire les scandaleuses inégalités qui marquèrent son temps. Préoccupée de secourir les plus pauvres, elle régna sur un empire ravagé par une profonde misère endémique et des famines épouvantables. Souveraine pleurant sur les malheurs de ses soldats, cette femme de guerre aurait voulu être un homme pour mourir sur un champ de bataille. Mère de neuf enfants qui eurent eux-mêmes des familles nombreuses, « grand-mère de l’Europe », la maternité et les bébés la dégoûtaient. Horrifiée par l’adultère et la débauche, elle aimait le sexe conjugal et les nus artistiques. Épouse soumise, amoureuse transie de son cher Albert, exaspérée par le militantisme féministe, elle se révoltait avec une violente hystérie contre l’oppression masculine qui l’écartait du pouvoir au profit du prince consort.
Surprenante Victoria : sa vie semble condenser le XIX e siècle anglais, comme les portraits miniatures de ces médaillons que l’époque affectionnait tant. Née en 1819, quatre ans après Waterloo, Victoria mourut en 1901, l’année où Freud et Einstein publiaient leurs premiers ouvrages marquants. Son règne de soixante-quatre ans, plus long que celui d’aucun autre monarque britannique, avait commencé en 1837, peu de temps après la première grande réforme électorale qui amorçait le lent processus de démocratisation du Royaume-Uni. Princesse héritière d’un trône qui se drapait dans son triomphe sur la France révolutionnaire et celle du Premier Empire, elle laissait en mourant un pays déjà engagé dans les prémices d’une alliance avec la France contre l’Allemagne dans les guerres continentales et mondiales qui s’annonçaient. Le prince Albert avait appelé de ses vœux l’unification de l’Allemagne. Victoria avait œuvré à deux ententes cordiales, la première avec Louis-Philippe, la seconde avec Napoléon III. Tout au long de son règne, elle s’était passionnée pour les relations internationales. Venue à la politique par devoir plus que par goût, elle s’y était impliquée davantage qu’aucun de ses prédécesseurs depuis la révolution de 1688.
Raconter la vie de Victoria impose de brosser le portrait des personnages historiques qui l’entourèrent. Princesse que l’Histoire avait jetée dans une destinée hors du commun, les fées qui se penchèrent sur son berceau n’étaient pas toutes de bonnes marraines. Très vite, le caractère de cette petite fille-là s’avéra suffisamment bien trempé pour relever le défi. Parmi les forces qui la modelaient dans l’ombre, son oncle Léopold, roi des Belges, lui destinait depuis toujours un époux allemand, né la même année qu’elle. « Albert le Bon » régna de fait sur une Angleterre qu’il conviendrait peut-être de nommer « albertine » plutôt que « victorienne », tant il la convertit à ses vertus domestiques. Prince éclairé, se tuant littéralement au travail, Albert s’éteignit en 1861, laissant une reine éplorée qui aspirait à le rejoindre au plus tôt dans l’au-delà. Il fallut un Premier ministre de génie, le romancier Benjamin Disraeli, pour réveiller celle qu’il appelait « la Fée ». Car la couronne britannique n’existe que dans une dialectique avec le chef de son gouvernement. L’histoire du règne de Victoria s’écrit, un chapitre après l’autre, dans ses rapports conflictuels ou harmonieux avec de grandes figures d’hommes d’État, comme Melbourne, Peel, Palmerston, Disraeli ou Gladstone.
La vie privée d’une reine d’Angleterre ne se démêle jamais de sa vie publique. Son mari, ses ministres, ses proches, ses
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