Victoria
a reçu des instructions vagues, lui permettant d’engager la Navy comme bon lui semblerait, et de le faire en tout état de cause si la marine russe quittait Sébastopol. Elle écrit pour dire son indignation à Lord Clarendon, successeur de Lord Russell au Foreign Office :
« Dans l’état actuel des choses, il apparaît à la Reine que nous avons pris à notre compte, conjointement avec la France, tous les risques d’une guerre européenne, sans avoir imposé à la Turquie aucune condition, alors même qu’elle l’a provoquée. Les 120 Turcs fanatiques qui forment le Divan de Constantinople sont laissés seuls juges de la politique à suivre et, informés en même temps que l’Angleterre et la France, se sont engagées à défendre le territoire turc. Cela revient à leur conférer un pouvoir que le Parlement a jalousement refusé de confier à la couronne britannique elle-même ! »
Il est désormais évident que Stratford de Redcliffe a joué un double jeu. La reine prend connaissance de sa correspondance avec Lord Clarendon : la rhétorique guerrière y est manifeste. Sous la houlette très raisonnable du Premier ministre, Lord Aberdeen, il existe au sein même de son cabinet un parti de la guerre. Palmerston en est très vraisemblablement le principal inspirateur.
Le 23 octobre, la Russie et la Turquie sont entrées en guerre. Le 30 novembre, la flotte russe de la mer Noire a quitté Sébastopol pour aller détruire les forces navales turques dans le port de Sinope. Le « massacre de Sinope », alors même que la Navy s’interpose entre les belligérants dans les eaux de la Turquie, fait à la nation britannique l’effet d’une insulte. Victoria n’apprend la nouvelle que le 12 décembre et refuse d’y croire ; il s’agit sans doute, dit-elle, d’un de ces « fracas absurdes et malveillants des journaux et meetings populaires ».
Sans aucun rapport apparent avec la situation, peu de temps après le massacre de Sinope Palmerston démissionne du ministère de l’Intérieur. Il entend ainsi officiellement protester contre la continuation, pendant une période d’urgence nationale, de mesures relatives à la réforme électorale. Ses collègues et l’opinion publique se montrant plus indifférents à son départ qu’il ne l’aurait pensé, il quémande bientôt sa réintégration par l’intermédiaire de Gladstone.
Au même moment, une campagne de presse se déchaîne contre le prince Albert. Dans le Times , le Daily News , le Morning Adviser et le Standard , on lit que Palmerston aurait été écarté du gouvernement pour des motifs en rapport avec la question d’Orient. C’est évident, il est la victime d’une intrigue de palais : l’époux de la reine est un espion à la solde des Russes. Il a persuadé Sa Majesté de se débarrasser d’un ministre patriote qui veut venger l’affront de Sinope. D’ailleurs, il s’est fait prendre en flagrant délit de haute trahison, à communiquer des secrets d’État à des puissances étrangères.
Plusieurs milliers de badauds patientent devant la tour de Londres, certains qu’ils sont d’y voir d’un moment à l’autre arriver le prince Albert sous bonne escorte. Certains pensent qu’il y serait déjà si la reine Victoria ne devait pas y être incarcérée avec lui.
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« Le pays, écrit Victoria à Stockmar, est toujours aussi loyal, mais juste un peu fou. »
Il faut attendre la rentrée parlementaire de février 1854 pour que les rumeurs se dissipent tout à fait. Les leaders des deux grands partis, Aberdeen et Russell, prennent alors la parole pour dénoncer ces calomnies et prononcer de vibrants éloges du prince Albert qui vantent sa loyauté et ses mérites. Un débat s’engage au Parlement, qui réaffirme le droit constitutionnel du prince consort de conseiller la reine.
Les mêmes journaux qui, à peine deux mois auparavant, se répandaient en avanies font volte-face. On peut lire dans le Times une lettre, signée « Juvénal », dont l’auteur n’est autre que John Greville, le greffier du Conseil privé, dénonçant les médisances du Morning Adviser . Le Standard publie une défense du prince, par un certain « D. C. L. », en qui l’on croit reconnaître le politicien conservateur John Beresford Hope. Le Morning Chronicle fait aussi paraître un article anonyme qui est un panégyrique de la loyauté du prince Albert et de son respect de la légalité. À Victoria, qui souhaite en connaître
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