Victoria
s’ébranle et les hommes continuent de lancer leur salut au rythme de leur pas cadencé : « Pour la reine Victoria, Hip ! Hip ! Hip ! Hourrah !… Hourrah !… Hourrah !… »
Quand ils sortent ainsi de Buckingham Palace, l’ovation que leur fait la foule de Londres est comme un immense rugissement.
Trop d’entre eux ne reviendront pas. L’enthousiasme et la beauté du spectacle soulèvent une irrésistible houle d’angoisse.
Victoria, la gorge nouée, prie.
Toutefois, lorsqu’elle apprend que certains membres du Conseil privé sont favorables à l’instauration d’une « journée d’humiliation », pour demander pardon au Créateur offensé, Victoria est scandalisée. En tant que chef de l’Église anglicane, elle s’y oppose formellement. Elle l’écrit à son Premier ministre, Lord Aberdeen.
« Vraiment, dire (comme nous le ferions probablement) que les grands péchés de la nation sont la cause de cette guerre, alors que c’est l’égoïsme et l’ambition d’un seul homme et de ses serviteurs qui en sont la cause, tandis que notre conduite a été entièrement motivée par la générosité et l’honnêteté, serait trop manifestement odieux pour tout le monde, et serait un acte tout bonnement hypocrite. Qu’il y ait une prière exprimant notre grande gratitude pour les bienfaits dont nous bénéficions et pour l’immense prospérité de ce pays, demandant l’aide et la protection de Dieu dans le conflit qui s’annonce. À cela la Reine s’associera, cœur et âme. Si une journée particulière doit être décrétée, que ce soit pour la prière en ce sens. »
Pourtant, le Royaume-Uni a hypothéqué son industrie à tel point que sa dette nationale s’élève à 750 millions de livres, plus que celles de toutes les autres nations réunies. Gladstone, le chancelier de l’Échiquier, fait voter un budget de guerre qui double l’impôt sur le revenu et augmente les taxes sur les spiritueux et le malt.
Au moment où l’on débat de ces mesures au Parlement, Lord Russell, le président de la Chambre des communes, acquis aux idées de Palmerston, redéfinit les objectifs de la Grande-Bretagne dans cette campagne. Il ne suffit plus d’exiger l’évacuation des principautés danubiennes. La Turquie doit être placée sous la protection des puissances d’Europe occidentale. Le tsar doit être démis de la protection des populations chrétiennes que lui confiait le traité d’Adrianople. Enfin, la Russie doit être mise hors d’état de nuire en mer Noire.
Disraeli n’est pas le seul à se déclarer consterné d’entendre dire que l’objectif militaire est la destruction de Sébastopol. Il apparaît de plus en plus clairement que la guerre qui s’engage aura pour enjeu la Crimée. La prise de cette presqu’île, dont la capitale Sébastopol est l’avant-poste sud de l’Empire russe, contiendrait durablement les ambitions de la Russie au nord de la mer Noire. Sébastopol est « la canine de l’ours » qu’il faut arracher.
Déjà les hostilités sont engagées. Le port ukrainien d’Odessa a été bombardé. Tandis que l’on fortifie Gallipoli et Constantinople, une armée franco-britannique de trente mille hommes se masse sur la rive asiatique du Danube et établit ses quartiers généraux à Varna. Lord Cardigan a lancé une expédition jusqu’au mur de Trajan et repoussé les Russes en Bessarabie.
Les nouvelles arrivent lentement. Les dépêches mettent des semaines à atteindre Londres, les rares télégrammes dix jours, les lettres plusieurs mois. Et leur contenu n’a rien de rassurant : la plaine de Varna, où les armées alliées sont cantonnées, est insalubre. Les hommes meurent de malaria, de dysenterie et de choléra.
Pour diverses raisons, pendant l’été 1854 l’« armée de l’Est » paraît avoir disparu derrière le rideau de fumée des communications incertaines. Les divisions cantonnées à Varna, sur la rive nord des Dardanelles à Gallipoli, ou bien encore sur l’île de Malte, attendent l’arrivée de moyens logistiques. La Russie ayant évacué les principautés danubiennes, la campagne prépare silencieusement sa métamorphose en guerre offensive contre la Russie, qui concentre ses forces à Sébastopol.
Par les grandes fenêtres ouvertes de la maison d’Osborne, l’air marin vient agréablement tempérer la canicule de juillet. Dans les jardins clairs, ornés de statues élancées, fleurissent canas et fuchsias.
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