Victoria
paraît pas outre mesure inquiétante. Les communications entre la Porte et l’Angleterre sont d’une extrême lenteur. Cette région du monde est instable, mais elle l’est depuis des temps immémoriaux. À n’en pas douter, la diplomatie réglera tôt ou tard ces perturbations passagères. Tandis que Victoria approche du terme de sa grossesse, elle a d’autres centres d’intérêt que la politique.
Par exemple, elle encourage Albert à commencer une collection de copies des œuvres de Raphaël. Ils ont une admiration commune pour la Renaissance italienne. Si tant est qu’ils les connaissent, ils n’apprécient pas spécialement ces peintres modernes, qui se disent préraphaélites. Rossetti, Hunt, Millais pourraient peut-être éveiller leur curiosité par leur enthousiasme pour un Moyen Âge idéalisé, mais leur esthétisme baroque, qui s’apparente au courant ritualiste du mouvement d’Oxford, s’accorde mal à la sensibilité protestante du couple royal. Victoria et Albert souhaitent, au contraire, promouvoir les goûts artistiques nés au temps de la Renaissance et de la Réforme. Il y a, chez ces préraphaélites, comme un esprit rétrograde qui déplore les progrès de la science et de l’industrie, alors qu’il conviendrait de les célébrer.
Le 7 avril 1853, Victoria donne naissance à son huitième enfant, qui est aussi son quatrième fils. Pour la première fois, la reine fait l’expérience d’un accouchement sous chloroforme. L’analgésie a été pratiquée par le Dr John Snow, qui popularise cette nouvelle substance, découverte en 1847 par James Young Simpson. « Béni soit le chloroforme », écrit Victoria, ravie que son effet « apaisant, calmant, délicieux outre mesure » lui ait épargné les souffrances de l’enfantement. Elle n’a aucune patience pour les dévots qui protestent que cette pratique est contraire à l’enseignement de la Bible, lequel commande aux femmes d’enfanter dans la douleur.
Le prince se prénommera Léopold.
« C’est le nom, écrit la reine au roi des Belges, qui m’est le plus cher après celui d’Albert. Il me rappelle les seuls jours heureux, ou presque, de ma triste enfance. »
Elle ne s’est jamais sentie aussi bien après aucun de ses précédents accouchements. Albert, comme toujours en pareilles circonstances, veille sur elle. S’adonnant paisiblement à leurs passe-temps, ils compulsent ensemble un registre où ils tiennent un inventaire de certaines gravures.
« Attention, lui dit Albert, tu as tourné deux pages à la fois. »
Coup de tonnerre dans un ciel bleu : elle explose ! Elle agonit de reproches Albert, abasourdi, qui n’a rien vu venir. Il est toujours si parfait ! Il ne fait qu’aggraver les choses avec ses manières de s’y prendre ! Les hommes ne peuvent pas comprendre ce que les femmes souffrent, ce qu’elles doivent endurer par leur faute ! C’est une injustice atroce !
Elle hurle, gesticule. Ses yeux bleus s’arrondissent dans son visage rougi.
Et comment pouvait-elle savoir, aussi, que le lait de cette nourrice écossaise ne conviendrait pas à l’enfant ? Oui, c’est elle qui a voulu la faire venir des Highlands. Il est vraiment odieux de le lui avoir reproché.
La crise dure plus d’une heure sans qu’Albert puisse placer un mot. En désespoir de cause, il se retire dans sa chambre. Elle l’y poursuit. Il s’isole et commence de lui écrire posément, pour lui donner le temps de reprendre ses esprits.
« Chère enfant, il faut s’efforcer d’analyser les causes réelles de la situation, établir avec équité les torts de l’un et de l’autre. J’admets que mon comportement, à cette occasion comme à d’autres, a manifestement échoué, mais je ne sais que faire. Si j’essaie de démontrer la fausseté et l’injustice des accusations que tu portes contre moi, je ne fais qu’accroître ta détresse. »
Ils échangent de longues lettres. Il n’a pas voulu la vexer. Toutefois, il convient de distinguer clairement les motifs réels des prétextes de ses emportements.
« Ne crois pas que je ne compatisse pas sincèrement et profondément aux souffrances que tu endures ou que je nie que tu souffres vraiment beaucoup, je nie simplement en être la cause , bien que malheureusement j’en aie souvent été l’ occasion . »
Victoria se calme peu à peu. L’hystérie s’éteint lentement, comme un feu à court de combustible. Le lendemain, elle se trouve étonnée
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