Victoria
dit (et je dis) : “Qu’avons-nous à faire avec le Turc ?” »
Victoria est terriblement déçue. Elle partage avec Albert la conviction que l’unité de l’Allemagne devrait se faire autour de la Prusse. En l’occurrence, l’évident calcul des Prussiens lui paraît manquer sérieusement de grandeur.
« Jusqu’à cette heure, répond-elle à Frédéric-Guillaume IV, j’ai considéré la Prusse comme l’une des cinq grandes puissances qui, depuis la paix de 1815, ont été les garantes des traités, les gardiennes de la civilisation, les championnes du droit et les ultimes arbitres entre les nations. »
Victoria ne peut pas ignorer que la Prusse voit dans sa neutralité la condition préalable à la future unité de l’Allemagne et à son hégémonie éventuelle en Europe. Bismarck travaille assidûment à convaincre les petits États germaniques. La neutralité de la Prusse entraîne celle de l’Autriche qui, en s’engageant dans cette guerre, risquerait fort de perdre sa position dominante dans la confédération germanique au profit de Berlin.
Victoria et Albert comprennent que les Prussiens voient dans cette guerre une circonstance historique qui ne peut que servir leurs intérêts. La Prusse laisse le Royaume-Uni et la France faire les frais du maintien d’un équilibre des forces en Europe et dans le monde.
À ce cynisme politique, Victoria veut opposer une morale idéaliste, dont elle se convainc que la grandeur des nations dépend.
« Renoncez à ces obligations, mon cher frère, et ce faisant vous renoncez, pour la Prusse, au statut qui a jusqu’à présent été le sien. » La motivation de cette guerre est géopolitique : les puissances occidentales ne veulent pas prendre le risque de voir la Russie s’emparer de l’Empire ottoman. Pourtant, Victoria ne trouve pas de meilleur argument que d’en appeler aux sentiments chevaleresques. « La civilisation européenne est abandonnée aux quatre vents, poursuit-elle ; le droit ne trouvera plus de champion, ni l’opprimé d’arbitre pour le défendre. »
D’un certain point de vue, néanmoins, les grandes nations de la chrétienté d’Orient et d’Occident en viennent à se faire la guerre pour défendre un empire musulman. Paradoxe supplémentaire, elles s’accordent pourtant pour s’indigner des duretés de la Sublime Porte envers les peuples qu’elle gouverne.
L’ambassadeur de Russie quitte Londres, celui de Grande-Bretagne Saint-Pétersbourg. Un ultimatum est envoyé au tsar, qui ne daigne pas répondre.
Pour le quatorzième anniversaire de mariage de Victoria et Albert, leurs enfants donnent des représentations dramatiques des Saisons de James Thomson. Ce sont des « tableaux vivants ». Avec quelques costumes, couronnes de fleurs et autres accessoires de leur fabrication, ils prennent des poses et récitent les vers d’épisodes marquants de ce long poème descriptif. L’écrivain écossais est particulièrement apprécié pour ses évocations de la vie pastorale. Il montre des êtres simples, vivant en harmonie avec une nature pénétrée de la sublime présence de Dieu.
James Thomson s’est aussi rendu célèbre en composant les paroles du Rule Britannia , mis en musique par Thomas Anes. Beethoven l’a orchestré dans sa Victoire de Wellington . Wagner l’a transposé en une ouverture pour grand orchestre. Cette célébration de la domination exercée par la Grande-Bretagne sur les mers du globe est devenue un hymne national officieux. Après le God Save the Queen , le Rule Britannia est le chant qui exprime le mieux la fierté nationale. Il résonne souvent, en ces temps de mobilisation : les musiques militaires galvanisent les troupes qui partent quotidiennement pour aller combattre sur les rives occidentales de la mer Noire.
« Nos magnifiques gardes embarquent demain, écrit Victoria à Léopold. Albert les a passés en revue hier. »
Victoria se tient au balcon de Buckingham Palace. Là-bas, le soleil levant fait rougeoyer les clochers gothiques de l’abbaye de Westminster. Une foule immense s’est rassemblée autour du palais pour voir partir le dernier bataillon des gardes, les fusiliers écossais. Avec leur grand bonnet en poil d’ours à mentonnière d’or, leurs vareuse vermillon croisée de bandoulières blanches, pantalon bleu, souliers ferrés et sac au dos, la baïonnette au fusil, ils présentent les armes et acclament vigoureusement la reine. Puis la colonne
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