Victoria
turque. Victoria parle de « guerre d’extermination ». Hommes, femmes et enfants sont massacrés au terme de barbares sévices. La Russie, saisissant une fois de plus le prétexte de secourir les chrétiens slaves des Balkans, mobilise ouvertement. Les événements qui déclenchèrent la guerre de Crimée paraissent dangereusement se répéter.
Disraeli, alias Beaconsfield, n’ignore pas que dans le conflit qui s’annonce les intérêts britanniques s’accommodent mal de l’expansionnisme russe. Malgré le peu de sympathie que la Turquie inspire, un effondrement de l’Empire ottoman au profit de la Russie bouleverserait l’équilibre moyen-oriental et isolerait l’Angleterre de l’Inde. Pressentant cela, Beaconsfield s’efforce d’abord de minimiser la barbarie de la répression turque en Bulgarie. Aux yeux d’une opinion publique révulsée, il semble alors excuser une cause indéfendable.
Bientôt, Gladstone l’en accuse publiquement et publie un pamphlet, Les Horreurs bulgares et la Question orientale , où il proclame que les Turcs, qu’il traite de « spécimens inhumains de l’humanité », doivent être expulsés des Balkans avec « armes et bagages ». Beaconsfield, consterné, dit que le texte de Gladstone est bien « la plus grande des horreurs bulgares ». Quoi qu’il en soit, il s’en vend deux cent quarante mille exemplaires en un mois. La polémique s’empare de l’opinion publique qui se divise en deux camps, Beaconsfield paraissant défendre les Turcs, tandis que Gladstone donne raison aux Russes. Aux yeux de Victoria, « ce fou de Gladstone » fait un tort considérable au pays. Il fausse les données du problème, en le réduisant à l’extrême pour des motifs principalement démagogiques. Fin 1876, elle rédige un mémorandum pour exposer sa position personnelle.
« Il me semble que le grand objet à ne pas perdre de vue devrait être de priver la Russie de ses prétextes pour menacer constamment la paix de l’Europe sur la question orientale. La seule façon d’y parvenir me paraît être de libérer les principautés de la tutelle turque, et de les unir sous l’autorité d’un prince indépendant, pour faire de cette principauté unifiée un État neutre. »
En l’occurrence, elle rejoint ce qui avait sans doute été le projet de Napoléon III pour la Roumanie, l’union des principautés de Moldavie et de Valachie. Son idée consiste à former dans les Balkans un État tampon dont la fonction serait comparable à celle de l’Afghanistan entre l’Inde, la Russie et la Perse.
Victoria apprend, à l’issue d’une visite du comte Nicolas Ignatiev, l’ambassadeur de Russie à Constantinople, qu’à Saint-Pétersbourg le tsar Alexandre est une fois de plus tiraillé entre deux factions, l’une désirant la guerre et l’autre non. De même, les ministres conservateurs du gouvernement britannique sont partagés sur la question d’une éventuelle intervention militaire. Derby et Carnavon, entre autres, sont très défavorables à un engagement du Royaume-Uni.
Le 1 er janvier 1877, à Delhi, Victoria est proclamée Kaiser-i-Hind , impératrice des Indes, devant les princes et potentats hindous et musulmans. Le vice-roi Lord Lytton a organisé pour l’occasion un darbâr , grand banquet ressuscitant la tradition des audiences publiques des Moghols. Ses sujets indiens espèrent que leur seront octroyés les mêmes droits sociaux et politiques qu’aux Britanniques. Des dizaines de milliers d’entre eux viennent de périr noyés par un cyclone au Bengale. Plusieurs millions meurent de famine en Inde centrale. À Windsor, Victoria Regina Imperatrix a participé au repas de célébration du nouvel an revêtue de nombreux joyaux, présents de ses vassaux indiens. En Irlande et en Grande-Bretagne, dans les campagnes et les faubourgs des villes, des centaines de milliers de personnes souffrent d’une misère qui n’est pas moins profonde qu’au début de son règne. La Tamise en crue inonde les terres jusqu’en amont de Windsor. L’année 1877 a connu un « Noël vert » qui, dit-on, n’augure rien de bon. En l’absence de glace sur les étangs, la société bourgeoise s’adonne aux plaisirs anodins du patinage à roulettes et des compétitions d’orthographe.
Le 24 avril 1877, la Russie déclare la guerre à la Turquie et ses troupes franchissent le Danube pour entrer en Bulgarie. Victoria ne doute pas qu’il s’agisse d’une
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