Victoria
primevères ne sont-elles pas ses fleurs préférées ?
« Que ne suis-je le grand vizir de Votre Majesté, répond Dizzy, au lieu de son Premier ministre ! Je serais heureux de passer le reste de mes ans à accomplir tout ce que Votre Majesté désire. Mais, hélas ! ce n’est pas le cas. »
Pourtant, l’idée que se fait Disraeli de la monarchie, l’importance qu’il accorde à son image se concrétisent résolument. Victoria, dans la cinquante-cinquième année de son existence et la trente-septième de son règne, s’épanouit en une maternelle et souveraine incarnation de Britannia. Le premier volume de la biographie d’Albert, paru en décembre 1874, rencontre un vaste succès. Theodore Martin a rédigé sa Vie du prince consort avec un parti pris hagiographique évident, qui brosse le portrait d’un prince idéal. L’ouvrage encore inachevé s’annonce comme un équivalent littéraire de l’Albert Memorial. Ce monument néo-gothique se dresse depuis trois ans déjà dans les jardins de Kensington, en face du Royal Albert Hall, quand il est complété en 1875 par l’installation de la statue d’Albert. Assis, revêtu du manteau de l’ordre de la Jarretière, le prince tient à la main le catalogue de la Grande Exposition de 1851. Néanmoins, la parution de la biographie de Martin donne lieu à des protestations, parce que l’aristocratie anglaise et européenne est loin d’y être représentée sous un jour flatteur. Les valeurs bourgeoises que l’ouvrage exalte, celles d’un très vertueux père de famille, sont plutôt de nature à emporter l’adhésion des massives classes moyennes.
En cette même année 1875, Henry Reeves publie par ailleurs deux nouveaux volumes des Mémoires de Charles Greville. Ces tomes retracent une première partie du règne de Vitoria, de 1837 à 1860. Greville, longtemps clerc du Conseil privé, est un chroniqueur et un diariste. Il correspond un peu, pour l’époque victorienne, à ce que fut Samuel Pepys pour l’Angleterre de la Restauration au XVII e siècle. L’auteur ayant confié son manuscrit à Reeves peu de temps avant sa mort en 1865, les Mémoires de Greville ont la franchise d’un ouvrage posthume. Il y peint nommément des portraits sans complaisance de personnes bien connues. Victoria n’est pas la seule à s’en indigner. Le livre doit être provisoirement retiré des librairies en raison de quelques passages jugés par trop choquants qui seront supprimés. Ils n’en demeurent pas moins une fresque vivante, haute en couleur, où Victoria acquiert de son vivant un statut de personnage historique.
La monumentalité de la souveraine, son rayonnement pour ainsi dire magnétique, commence à contraster étrangement avec son existence incroyablement réelle de petite femme ronde. Cela se mesure à des anecdotes, drôles ou tragiques. Par exemple, ses séjours sur l’île de Wight attirent des kyrielles de vacanciers fortunés. Le yacht royal va et vient à toute vapeur sur le Solent, traversant des nuées de bateaux de plaisance qui le frôlent, comme aimantés par la présence invisible de Sa Majesté. Soudain, le 18 août 1875, c’est le drame. L’ Alberta éperonne une embarcation privée. Une femme et un marin se noient. Puisqu’une tête doit tomber, ce sera celle d’un sous-officier, dont c’est après tout le métier. La reine, trop émue pour garder le silence attendu, fait demander qu’à l’avenir les navires particuliers n’approchent pas le sien de si près. Il n’en faut pas davantage pour créer du tangage dans les yacht-clubs.
Pourtant, quoi qu’il arrive, Sa Majesté est de plus en plus évidemment un être sacré. Quelques années auparavant, la rumeur de son abdication courait encore les gazettes, et le prince de Galles était l’idole des foules. Désormais, c’est tout le contraire. Bertie le bon vivant est un poussah de cent quatre kilos pour un mètre soixante-sept. Sa jeunesse le trahissant, ses frasques et sa cour de viveurs dorés paraissent ridicules. Sa passion du jeu l’a grevé de dettes que la reine a dû éponger sur ses propres deniers. Lorsqu’il projette une tournée officielle en Inde, la presse se déchaîne contre lui. Reynold’s Newspaper demande s’il faut vraiment dépenser les deniers de l’État pour expédier à l’autre bout du monde un gaillard qui ne s’intéresse qu’aux femmes et à la chasse aux cochons. L’activiste Charles Bradlaugh fait rire Hyde Park en disant
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