Victoria
Les rassemblements pacifistes sont brutalement interrompus par les zélateurs du « jingoïsme » (« by Jingo » est un euphémisme qu’on dit alors pour ne pas jurer le nom du Seigneur). Ces godillots défilent bruyamment dans les rues et chantent en chœur dans les pubs.
Nous ne voulons pas la guerre, mais, par Jingo, si nous la voulons,
Nous avons les navires, nous avons les hommes, nous avons l’argent aussi.
Nous avons déjà combattu l’Ours et tant que nous serons de vrais Britanniques
Les Russes n’auront pas Constantinople.
Bien que Beaconsfield donne raison à Sa Majesté, il préfère les actions discrètes et mûrement réfléchies. Aussi prend-il son temps. En décembre, Victoria lui fait le rare honneur de lui rendre visite dans son manoir de Hughenden. Comme toujours, elle est accueillie avec une attention particulière partout où elle passe. À High Wycombe, les villageois lui ont bâti un arc de triomphe avec des chaises, produits de l’industrie locale, décoré de drapeaux. Dans les jardins de Hughenden, la princesse Béatrice et la reine plantent chacune un arbre, en souvenir de leur passage.
En janvier 1878, la valse hésitation de la Russie aux environs du Bosphore se répercute sur le gouvernement britannique. Le 14 janvier, un télégramme ayant annoncé que les Russes marchent sur Gallipoli, la Navy reçoit l’ordre de faire route vers les Dardanelles. Gortchakov fait savoir que la Russie respectera les intérêts britanniques et ne s’approchera ni de Gallipoli, ni de Constantinople. La flotte royale est rappelée. Trois jours plus tard, un nouveau câble de Sir Austin Henry Layard, l’ambassadeur à Constantinople, indique que les Russes font mouvement vers Adrianople. L’amiral Hornby retourne immédiatement à Constantinople. Derby et Carnavon démissionnent. Hornby n’ira que jusqu’à Besika. Derby revient au Foreign Office.
« La guerre avec la Russie est inévitable, tôt ou tard, dit Victoria à Beaconsfield. Laissez partir Lord Derby et Lord Carnavon, et soyez très ferme. Un gouvernement divisé n’est bon à rien. »
À la fin du mois, les belligérants concluent un armistice à Adrianople. En mars, ils signent le traité de San Stefano. La Grande-Bretagne fait savoir qu’elle n’en apprécie pas les termes. L’Autriche-Hongrie se trouve déçue dans ses espoirs concernant la Bosnie-Herzégovine. Bismarck propose de régler la question par une conférence internationale à Berlin. Beaconsfield s’y rendra, en dépit des réserves de Victoria.
« Sa santé et sa vie sont d’une immense valeur pour moi et pour le pays, et ne devraient être risquées sous aucun prétexte. Berlin est décidément trop loin. »
Au cours de la période de latence qui s’écoule alors, Victoria reçoit une nouvelle incroyable. Elle enrage. Le prince Alfred, qui commande l’un des navires de la flotte, le Sultan , a accueilli à son bord le prince Alexandre de Battenberg, qui est le candidat des Russes pour le trône de Bulgarie. Elle réprimande Affie et lui interdit de rentrer, recommandant qu’il soit affecté à quelque lourde tâche.
Lorsque au mois de juin le journal The Globe publie le texte d’un accord secret entre le gouvernement conservateur et les Russes, le public refuse d’y croire. C’est forcément un faux, fabriqué par l’ambassade de Russie. Le compromis Salisbury-Chouvalov prévoit, entre autres choses, que la Bulgarie sera divisée en deux principautés, l’une tributaire de la Turquie, l’autre autonome, mais gouvernée par un pacha chrétien nommé par la Porte avec l’aval des Puissances.
Au congrès de Berlin, Beaconsfield discute tous les points comme s’il n’y avait pas eu de tractations à Londres. Chouvalov faisant mine de ne pas vouloir lui céder, il ordonne à la mission diplomatique britannique de faire ses valises. Le Russe s’incline, l’Anglais revient. Bismarck grommelle, admiratif : « Der alte Jude ist der Mann ! »
Le 15 juillet 1878, Beaconsfield rentre à Londres en ayant obtenu tout ce qu’il voulait. En outre, la Grande-Bretagne protège désormais les Juifs de l’Empire ottoman. Par-dessus le marché, l’île de Chypre est cédée au Royaume-Uni, qui l’utilisera comme base stratégique pour assurer la défense de la Turquie.
Beaconsfield, vieux dandy fragile en haut-de-forme et manteau blanc, des bagues serties de pierres précieuses par-dessus ses gants, débarque à Gravesend sous
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