Victoria
que la plupart des Anglais, doutant des capacités du futur roi, l’enverraient volontiers faire un plus long voyage.
Victoria, depuis qu’elle a semblé revenir d’entre les morts pour hisser la grand-voile du protestantisme patriotique, a le vent en poupe. Dizzy, son grand vizir, partage ses rêves de grandeur et médite sans relâche sur les moyens de les réaliser. À l’évidence, la gloire de Britannia se trouve sur les mers. Elle ne saurait briller que dans le grand jeu de la politique extérieure. Son atout maître est certainement l’Inde, où le voyage du prince de Galles, en novembre 1875, attire les regards. À mi-chemin, le canal de Suez forme un trait d’union fragile entre la Grande-Bretagne et l’Inde, dont Victoria est la maîtresse absolue depuis la révolte des cipayes en 1858. L’Égypte est au bord de la banqueroute. Le khédive souhaite vendre ses parts du canal. La France et l’Allemagne hésitent à les racheter. Le Royaume-Uni n’en a pas non plus les moyens. Le Parlement est en vacances. Députés et ministres argumenteraient à n’en plus finir. Le 25 novembre 1875, Benjamin Disraeli, ne consultant que la Fée, contacte son ami Lionel de Rothschild. Combien ? Quatre millions de livres sterling. Quelles garanties ? La Couronne.
« C’est arrangé à l’instant, écrit Disraeli à Victoria. Vous l’avez, Ma’am . »
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« Je suis impératrice et dans la conversation courante appelée parfois impératrice des Indes. Pourquoi n’en ai-je jamais officiellement assumé le titre ? »
La session parlementaire de 1876, que la reine a tenu à ouvrir en personne, est l’occasion de débats animés. L’acquisition de près de la moitié des parts du canal de Suez est appréciée à sa juste valeur. Bien que la Grande-Bretagne ne soit pas tout à fait majoritaire, elle s’est mise en bonne position pour assurer la neutralité de la zone. L’éventualité que la France occupe un jour l’Égypte disparaît. L’Angleterre s’est rendue maîtresse de ce passage essentiel sur la route des Indes. Victoria n’est pas la seule à se féliciter de cette pierre dans le jardin de Bismarck, qui a osé prétendre que la Grande-Bretagne avait cessé d’être une puissance politique. Enfin, les spéculateurs ne sont pas mécontents de l’effet immédiat que cela produit sur les actions égyptiennes.
La législation sur les titres royaux, que Disraeli veut faire voter pour permettre à Sa Majesté de porter officiellement celui d’impératrice des Indes, suscite un peu plus d’émoi. À la Chambre des lords, Shaftesbury prie Victoria de surseoir. En effet, la féminine douceur de ce mot pourrait un jour se transformer en « empereur », terme dont la résonance despotique s’accorderait mal aux libertés britanniques. La loyauté naturelle que le nom de « reine » inspire se rétracte spontanément devant celui d’« impératrice ». Bref, on parlemente comme il se doit et, le 1 er mai 1876, la loi est votée. La reine Victoria est dûment autorisée à porter le titre d’impératrice des Indes. Elle succède aux Grands Moghols et devient la suprême suzeraine d’une hiérarchie toute féodale de maharajahs et de nababs. Sans plus attendre, Victoria Regina Imperatrix adopte désormais en toutes circonstances les initiales V. R. I .
Sa Majesté n’a plus rien à envier aux empereurs Guillaume d’Allemagne et François-Joseph d’Autriche-Hongrie, non plus qu’au tsar Alexandre de Russie. Incidemment, Son Altesse Impériale Maria Alexandrovna se trouve remise à sa place. Ravie des insignes services qu’il lui a rendus, Victoria élève Mr Benjamin Disraeli au rang de pair du royaume, en le créant comte de Beaconsfield et vicomte de Hughenden. Conformément aux usages, Disraeli est désormais appelé tout simplement Beaconsfield. Les dessinateurs humoristiques se font un plaisir de caricaturer l’impératrice et son grand vizir se couronnant l’un l’autre.
Dès le mois suivant, la presse et l’opinion passent de l’ironie à l’inquiétude, puis à l’indignation. La guerre vient de se réveiller dans les Balkans, aux confins des Empires ottoman, russe et austro-hongrois. En 1875, la Bosnie-Herzégovine s’est révoltée. En 1876, le soulèvement de la Bulgarie est réprimé d’atroce manière par les Turcs. Le monde civilisé apprend avec stupeur les exactions commises sur les Bulgares par les bachi-bouzouks, troupes irrégulières de l’armée
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