Victoria
révise son jugement. Maria Alexandrovna, soutenue par son père, le tsar Alexandre II, exige le titre d’altesse impériale et la préséance sur le prince de Galles. Victoria, offusquée, l’appelle Son Altesse Royale et lui accorde un rang protocolaire immédiatement après l’héritier du trône. Son Altesse Royale Impériale la duchesse et grande-duchesse Maria refuse de reparaître à la cour.
La reine réserve son admiration pour certaines jeunes femmes bien plus modestes, quoique beaucoup plus méritantes. Par exemple, elle découvre Miss Elizabeth Thompson, peintre britannique de 26 ans, qui expose cette année à la Royal Academy. Victoria s’arrête, bouleversée, devant un tableau d’environ un mètre sur deux, intitulé L’Appel après une bataille, Crimée . Quelle irrésistible émotion se dégage de cette toile tragique ! Les survivants d’un bataillon des grenadiers de la Garde s’efforcent de former les rangs pour répondre à l’appel. L’un d’eux s’est effondré aux pieds de ses camarades, dans une neige où traînent encore deux boulets et le casque sanglant d’un dragon. Les tons bruns et gris des uniformes sont soulignés par les rares taches plus lumineuses d’un bandage blanc, ou d’un coin de tunique rouge entre les plis d’un manteau. Les hauts bonnets d’ours élimés se détachent sur un ciel bas et lourd où planent les corbeaux. L’héroïsme élémentaire de ces visages las est rendu avec un réalisme pathétique et saisissant. La reine achète l’œuvre et la fait accrocher sans attendre à Buckingham Palace. Du jour au lendemain, le vif intérêt manifesté par Sa Majesté contribue à la gloire internationale de l’artiste et galvanise les sentiments patriotiques du pays. Qu’Elizabeth Thompson se soit convertie au catholicisme romain en 1869 n’a aucune importance.
Au pays de Galles, dans son domaine de Hawarden, William Gladstone, en manches de chemise retroussées, abat des arbres à la cognée. Il vient de publier un pamphlet intitulé Les Décrets du Vatican dans leurs rapports à l’allégeance civile , dont se sont immédiatement vendus cent cinquante mille exemplaires. De sa verve enflammée de prédicateur gallois, il y fustige le concile du Vatican. Il exhorte les catholiques britanniques à refuser le dogme de l’infaillibilité pontificale, qui les met devant le dilemme d’avoir à choisir entre leur loyauté à la reine et leur fidélité au pape. Naturellement, Gladstone a fait envoyer son texte à Sa Majesté. Par cette publication, il veut aussi réfuter un reproche qu’elle lui a adressé. Gladstone mène en effet une politique visant à séparer l’Église de l’État. Au moment où il quittait les affaires, Victoria lui a laissé entendre que cela reviendrait en définitive à la même chose que les « dangereuses tendances romanisantes » qu’elle combat.
« La reine doit parler ouvertement, lui a-t-elle dit, et par conséquent elle souhaite dire qu’elle pense que cela est particulièrement nécessaire de la part de Mr Gladstone, qui est supposé avoir lui-même un certain parti pris en faveur des opinions de la Haute Église, mais elle sent assurément qu’il ne peut pas manquer d’en reconnaître le danger. »
Sa Majesté ne répond pas directement au pamphlet sur Les Décrets du Vatican . Par contre, elle se confie à son secrétaire particulier Sir Henry Ponsonby, sachant pertinemment que tout ce qu’elle lui dit reviendra aux oreilles de Gladstone. Comme elle n’est pas censée le supposer, faussement innocente, elle ne retient pas ses coups.
« La reine doit dire au général Ponsonby, bien qu’il puisse trouver cela plutôt désagréable à croire, qu’ elle a eu le sentiment que Mr Gladstone aurait aimé la gouverner ELLE comme Bismarck gouverne l’empereur. Bien sûr, pas dans les mêmes proportions ni de la même façon, mais elle a toujours senti dans ses manières une autorité et une volonté de domination obstinées (certes pas entièrement dénuées de respect dans la forme), ce qu’elle n’a jamais eu à subir de personne d’autre et qu’elle a trouvé très désagréable. C’est la même chose qui l’a rendu si impopulaire auprès de ses partisans et même aussi, souvent, de ses collègues. »
Sous le climat clément de l’île de Wight, le printemps est précoce. Au mois de mars 1875, Victoria envoie quelques-unes des premières fleurs d’Osborne à son cher Disraeli. Les
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