Victoria

que les whigs ne peuvent pas se maintenir bien longtemps au pouvoir. Ils ont perdu plusieurs élections partielles. Leur majorité à la Chambre des communes s’amenuise comme peau de chagrin. Les whigs, qui pour cette raison sont de plus en plus souvent appelés « libéraux », préconisent la baisse des droits de douane. Ils rassemblent contre eux les conservateurs traditionnels que sont les propriétaires terriens, et les milieux d’affaires.
    Melbourne retarde autant qu’il le peut le moment de sa démission. Son parti est mis en minorité aux Communes sur la question de la diminution des taxes sur le sucre, qui ne sont pas du goût des planteurs jamaïcains. Sir Robert Peel, leader de l’opposition conservatrice, dépose une motion de confiance qui n’est rejetée que par une voix.
    Le prince Albert dépêche auprès de Peel, en grand secret, son secrétaire particulier George Anson. Il s’agit de négocier au préalable les nominations qu’entraînera nécessairement le prochain changement de gouvernement dans la maison de la reine. Il importe de veiller à ce que la crise de la chambre à coucher ne puisse pas se reproduire. Le succès qu’il rencontre dans cette démarche lui vaut une considération accrue. Victoria se montre aussi conciliante de son côté que Sir Robert Peel du sien. Si elle fait montre d’une certaine nervosité, son ancienne détestation pour les tories est désormais apaisée.
    « Le duc de Wellington, l’a-t-on entendue dire, est le meilleur ami que nous ayons. »
    Mais elle n’apprécie pas l’ascendant qu’Albert prend sur elle. Elle le dit à Melbourne, qui se félicite de la bonne réception que le prince a eue récemment, lors du Festival des Fils du clergé à la cathédrale Saint-Paul.
    « Oui, c’est ce que tout le monde me dit, mais je n’aime pas cela, d’abord parce que je n’aime pas qu’il s’absente, et ensuite parce que je désapprouve qu’il s’approprie mon rôle en politique, ou dans les affaires générales du pays. »
    Sur la scène internationale, plusieurs situations complexes ajoutent à l’inquiétude. L’affaiblissement de l’Empire ottoman, mis en évidence par le soulèvement de Méhémet-Ali en Égypte, menace de déstabiliser dangereusement l’Europe continentale.
    Par ailleurs, en Chine, l’opposition des autorités locales au commerce britannique a donné lieu à une guerre de l’opium. Les Britanniques ont pris Canton, mais des atrocités commises par les armées de Sa Majesté – villes pillées, temples et cimetières profanés, femmes violées – suscitent les protestations d’une opinion internationale qui jalouse la mainmise britannique sur le commerce chinois.
    En Afghanistan, pays dont la situation géopolitique au nord-est de l’Inde est cruciale, des troubles perdurent. Il est aisé d’y voir la main à peine voilée de la Russie, qui contrôle la Perse voisine. Depuis 1838, des troupes britanniques et indiennes occupent l’Afghanistan pour y maintenir au pouvoir le shah Shuja contre le shah Mahmud.
    Depuis quelque temps, la reine se plaint de ne pas recevoir de dépêches du Foreign Office. Il s’avère que les documents qui lui sont remis pour approbation sont trop souvent des brouillons de lettres dont les originaux ont déjà été envoyés. Le prince n’ose croire que cela puisse avoir quelque rapport avec les points de vue qu’il a soutenus, et qui se trouvent être sensiblement différents de ceux de Palmerston.

21
    Le 14 juin 1841, à la gare de Slough, près de Windsor, Victoria prend place pour la première fois à bord d’un train à vapeur. La compagnie Great Western Railway a conçu pour l’occasion des wagons spéciaux. Celui de la reine ressemble à un salon cossu, aux moelleux fauteuils recouverts de velours gris clair. Elle voyage avec Albert et l’ingénieur Isambard Kingdom Brunel.
    C’est un homme remarquable. Ancien élève du lycée Henri-IV à Paris, sa nationalité britannique ne lui ayant pas permis d’intégrer l’École polytechnique, il a étudié avec l’horloger suisse Abraham Louis Breguet. On ne compte plus les grands projets qu’il a entrepris. Fondateur de la compagnie de chemins de fer Great Western Railway en 1833, il construit des ponts suspendus, développe à Bristol une ligne transatlantique de navires à vapeur. À Londres, il procède au creusement d’un tunnel sous la Tamise entre Rotherhithe et Wapping.
    « Vous aimez la vitesse, vous allez adorer