Victoria
vite. En l’occurrence, il sait qu’il n’arrivera pas à ses fins par des actions frontales.
De retour à Londres, Victoria et Albert se rendent à Woolwich pour assister au lancement du Trafalgar . L’immense navire de guerre, un voilier de 120 canons, se dresse plus haut qu’un immeuble dans la cale de lancement du chantier naval, au bord de la Tamise. Sur son pont sans mâts, de grands drapeaux flottent au-dessus des marins attroupés aux bastingages. D’autres agitent leur béret par les sabords ouverts, encore dépourvus de leurs caronades, béants sur trois étages. Entre les deux gigantesques ancres, retenues par des haussières au bout de leurs poutres fixes, l’effigie de Nelson, tête nue, tient son bicorne sur son bras unique.
Cette figure de proue contemple une foule incommensurable. On estime que cinq cent mille personnes sont venues voir la mise à l’eau de ce formidable Juggernaut, le dernier de la classe Caledonia. Sur plusieurs miles, la Tamise est couverte d’embarcations de toutes sortes, bateaux à vapeur, barges ou barques.
À la demande de la reine, le navire est baptisé par Lady Bridport, nièce de l’héroïque amiral. Le vin qui consacre le bâtiment provient de la réserve du Victory , le navire-étendard que commandait Nelson à Trafalgar, où il trouva la mort. Des cinq cents marins qui sont à bord, pas moins d’une centaine ont combattu lors de l’inoubliable bataille. Ils sont là, ces lions britanniques qui décimèrent, par la ruse et la bravoure, une flotte française et espagnole bien plus nombreuse et mieux armée que la leur.
Les masses des ouvriers résonnent sur les étais comme le roulement d’un tambour géant. Le monstre gémit et plonge, sous l’immense clameur des hourras, dans l’eau sombre du fleuve qui bouillonne, soulevant les esquifs assemblés d’une houle d’orgueil.
À Westminster, le ministère Melbourne n’en finit pas d’agoniser sous le feu croisé de ses adversaires. Les conservateurs s’alarment des réductions de taxes. Les partisans du libre-échange les trouvent insuffisantes. Palmerston prophétise : « Je m’aventure à prédire que, bien que nos opposants se dressent contre ces mesures ce soir pour obtenir une majorité lors de la mise aux voix, ce sont ces mêmes mesures qu’un juste traitement des finances et du commerce du pays les contraindrait de proposer eux-mêmes s’ils venaient aux affaires. »
En juin 1841, Victoria et Albert se sont rendus à Oxford, où le prince a reçu un doctorat honoris causa . Ils sont descendus à Nuneham House, villa de style palladien. À quelques miles de la ville universitaire, la demeure dresse ses blocs géométriques de trois étages au milieu d’un parc paysagé. Pour une journée, une nuit, ils ont eu la sensation de faire une excursion au XVIII e siècle.
Le voyage dans le temps se poursuit le lendemain. La cérémonie de remise du diplôme a lieu au Sheldonian Theatre, l’un des chefs-d’œuvre du grand architecte du XVII e siècle Sir Christopher Wren. C’est un bâtiment en forme de fer à cheval, dont la courbure heptagonale fait un peu penser à un petit Colisée.
À leur entrée dans cette impressionnante salle de spectacle, la reine et le prince sont dûment acclamés. Melbourne et les ministres whigs sont copieusement conspués, individuellement, puis collectivement. Victoria en est choquée.
« C’est irrespectueux pour le prince, que de siffler mes ministres en sa présence. »
Le conservatisme bien connu des membres de cette université, toujours très exclusivement anglicane, repaire du parti royaliste au temps de la première révolution, a des racines historiques. Toutefois, Victoria trouve surprenant qu’ils proclament leurs opinions si crûment. À l’évidence, ils mettent un point d’honneur à ne pas se priver d’exprimer leurs convictions politiques en toute circonstance, et tout particulièrement en présence de la souveraine.
Les tories remportent les élections législatives de 1841 avec près de 57 % des sièges. Les indépendantistes irlandais de Daniel O’Connell obtiennent un peu moins de 2 %. Le parti whig, à 41 %, semble durablement écarté du pouvoir. Ce raz-de-marée se répercute dans la proportion des modifications apportées à la composition de la maison de la reine. Les nominations des dames de compagnie ayant été secrètement négociées à l’avance, tout devrait se passer dans la plus parfaite courtoisie.
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